Associé aux sujets : La géo-ingénierie, Le techno-solutionnisme, La croissance verte

La géo-ingénierie, une fausse bonne idée ?

(Ohhhh que oui, mais voyons pourquoi !)

D’abord, qu’est-ce que la géo-ingénierie ? C’est grosso modo la mise au point de techniques capables de modifier artificiellement le climat. C’est ce que Dubaï a réalisé l’année dernière, grâce à des drones qui ont lâché en altitude des substances capables de catalyser une activité électrique (et donc des précipitations) au contact des nuages. [¹]

Si les pluies artificielles ne datent pas d’hier (déjà expérimentées au USA juste après la 2e Guerre Mondiale puis dans le reste du monde), l’utilisation de telles techniques pose question. En effet, compte tenu des connaissances accumulées en climatologie, la complexité des interactions entre les différents systèmes climatiques à échelle locale est encore relativement incomprise. Ainsi, créer artificiellement un phénomène climatique risque grandement d’occasionner des effets secondaires relativement indésirables et imprévisibles, et donc capables de renforcer les problèmes combattus ou d’en générer de nouveaux (aussi bien connus qu’inconnus).

Au-delà des effets secondaires indésirables, l’usage de tels procédés met en exergue des interrogations d’ordre éthique : l’être humain peut-il dominer ce qui lui a donné la vie et savamment bouleverser cet équilibre, fruit de milliards d’années d’évolution ? Pouvons-nous seulement prétendre pouvoir surpasser cette évolution et tout le processus qu’elle implique, alors que nous sommes encore à des années-lumière de comprendre l’ensemble des phénomènes du système terrestre (c’est bien pour cette raison que la recherche existe d’ailleurs) ? Alors que cette profonde incompatibilité entre notre manière d’habiter le monde (le seul à avoir accueilli autant de formes de vie et d’individus aussi complexes dans notre système solaire) et la Nature dénote d’un certain manque de discernement ?

Enfin, n’aurions-nous pas plus intérêt à revoir l’utilisation de nos technologies et le cadre dans lequel celles-ci évoluent, avec sagesse, plutôt que d’essayer sans cesse de développer d’autres technologies dont le seul but serait finalement de minimiser les impacts liés à une mauvaise utilisation des premières (cf. La Low-tech) ? Bref, pour résoudre un problème, ne vaudrait-il pas mieux agir sur son origine avant tout ?

En tout cas, ce qui s’est passé à Dubaï est particulièrement éloquent et montre à quel point la maitrise de ces technologies reste particulièrement triviale : après avoir déclenché des pluies, la ville a dû faire face à des inondations dont elle et son environnement n’étaient pas préparés, puisque situés dans une zone particulièrement aride (avec une faible capacité de rétention d’eau du sol). [¹]

Cela nous amène en définitive à une autre question : les technologies seules peuvent-elles nous sauver ?

FACE AU RÉCHAUFFEMENT DU CLIMAT, DE NOMBREUX RESPONSABLES POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES PARIENT SUR L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE COMME PRINCIPAL LEVIER DE DIMINUTION DE NOS ÉMISSIONS DE GAZ À EFFET DE SERRE. UN CHOIX RISQUÉ ET PEU EFFICACE, POUR LES SCIENTIFIQUES. [²]

Avant d’entrer dans le vif du sujet, petite introduction philosophique : dans la mesure où l’usage contemporain des technologies (et potentiellement la finalité de certaines d’entre elles) est questionnable, la technologie, au sein d’un système qui perçoit essentiellement la technique comme vecteur principal du progrès, peut-elle vraiment résoudre, dans ce cadre précis, les problèmes engendrés par cette même vision du progrès, de la technique et de son usage ?

Pour le dire autrement, comment espérer résoudre un problème en changeant d’outil si, au final, c’est la façon de l’utiliser qui est en cause ?

« Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu’il a été créé » (Albert Einstein)

Même si l’on perçoit bien la logique derrière, il est tout de même tentant de « croire au miracle » en assistant à des « avancées » technologiques qui nous suggéreraient, a priori, que cette voie n’est pas totalement obstruée. Et puis, après tout, ce n’est pas ce que pensent nos dirigeants politiques ou encore des milliardaires comme Musk ou Bezos. Ils doivent bien savoir ce qu’ils disent, non ?

Eh bien, il se trouve qu’en grattant un peu, on comprend définitivement qu’il y a impasse…  D’après François Jarrige, professeur d’histoire à l’Université de Bourgogne, spécialiste de l’industrialisation qui travaille depuis une quinzaine d’années sur l’histoire des techniques (notamment à partir de la Révolution industrielle), l’émergence de certaines techniques est influencée à une époque donnée par la politique, la culture, le contexte socio-économique ou encore l’idéologie dominante, c’est-à-dire par des rapports de force dans les sociétés humaines. [³]

Selon lui, la fuite en avant technologique est le résultat d’une sacralisation de la technique qui a fini par incarner à elle seule le progrès et que nous aurions tout à gagner à non seulement redéfinir la place de la technique, mais aussi à ouvrir davantage le débat sur la pertinence et l’encadrement des usages des technologies (en tant que travailleur/expert mais aussi et surtout en tant que citoyen). [³]

« La technologie ne résoudra pas le changement climatique parce qu’elle ne peut pas être déployée à l’échelle suffisante dans les temps », a rappelé dans les colonnes du même journal Julian Allwood, chercheur en ingénierie à l’université de Cambridge, Coauteur du 5e rapport du Giec. [²]

D’un point de vue philosophique et sociétal donc, la question trouve tout son sens. Mais qu’en est-il sur le plan purement scientifique ? Le chercheur Julian Allwood a écrit un article vraiment pertinent sur le sujet, dans lequel il démontre notamment, via un argumentaire assez étoffé, les faits suivants [] :

1) les Énergies renouvelables (EnR) déployées n’ont pas réduit les émissions car elles n’ont fait que répondre à une demande toujours croissante en énergie, des suites de notre société de surconsommation. Pour être plus exact, l’Histoire nous montre que depuis la Révolution Industrielle, les énergies ne se substituent pas, elles s’additionnent :

« Le capitalisme n’a jamais fait une transition énergétique et on ne s’est jamais débarrassé d’une source d’énergie. A chaque fois, les nouvelles énergies s’assoient sur une consommation très importante des anciennes » (Jean-Baptiste Fressoz, historien) [²]
Est-il seulement possible de déployer suffisamment d’éoliennes, de panneaux solaires, de centrales nucléaires ou de stations de captage de CO2 à temps ? On a tendance à l’oublier, mais déployer des technologies dites « bas carbone » demande du temps, beaucoup de temps (à supposer qu’elles soient déjà prêtes, ce qui n’est pas le cas pour l’hydrogène décarboné, les biocarburants et le captage de CO2, entre autres)…

« Selon les données d’Our World in Data, le pic de la consommation mondiale de charbon, énergie associée, dans l’imaginaire, au XIXe siècle, a été atteint en 2014. Jean-Baptiste Fressoz insiste aussi sur « le temps de diffusion des techniques », qui ont besoin de plusieurs décennies pour se déployer à l’échelle mondiale. [²]

« (…) le facteur crucial, c’est la durée de la demande de permis, de la consultation, de la régulation et de la construction des infrastructures pour les installer sur site » (Julian Allwood) [²]
2) la majorité des techniques de captation du CO2 sont utilisées pour récupérer le pétrole enfoui de manière assistée (le CO2 permet en effet de diminuer la viscosité du pétrole et donc de faciliter son pompage), ce qui signifie qu’elles contribuent plus à l’augmentation des émissions de GES qu’à autre chose (les autres usages peinent à se développer et sont réputés très énergivores et très coûteux [] – ce qui limite fortement leur déploiement) ;
« si nous voulions reprendre dans l’air la totalité de nos émissions de CO2, il faudrait y consacrer toute la production d’électricité mondiale et que celle-ci soit décarbonée. Ce processus nécessite également une importante quantité de chaleur, supérieure à celle dégagée par l’ensemble du pétrole mondial » (Jean-Marc Jancovici, ingénieur) [²]

3) la biomasse nécessaire pour remplacer le carburant conventionnel par du biocarburant dépasse de loin ce que notre planète est capable de fournir, même dans le cas où nous nous limiterions au kérosène (carburant des avions)

4) Même avec des développements technologiques inouïs, l’aviation ne peut pas tenir son budget carbone sans une réduction massive du nombre de vols (conclusion du Shift Project et de Supaero). Au rythme actuel de développement de cette technologie, en 2035, nous n’aurons qu’un avion à hydrogène. Une goutte d’eau dans une flotte internationale qui compte aujourd’hui plus de 25 000 avions commerciaux au kérosène (pour le transport de passagers et de marchandises) et qui ne cesse de grossir.

5) l’hydrogène a un faible rendement (25% à peine lorsqu’il est utilisé comme moyen de stockage), l’immense majorité de l’hydrogène actuellement produit (plus de 90%) dépend des énergies fossiles et son stockage est difficile (coûteux, relativement énergivore)

Quelle meilleure citation que celle-ci pour conclure cette analyse :

« le discours techno-optimiste est comparable à celui d’un médecin qui conseillerait à un alcoolique de continuer à boire, parce que le gouvernement développe une technologie pour réparer le foie » [²]

En définitive, penser que la technique suffira pour résoudre le problème climatique à elle seule (sans même évoquer le problème écologique, bien plus vaste encore) relève plus d’un « déni vers une excessive facilité à régler le problème par la seule technique » qu’autre chose [²] (Jean-Marc Jancovici). Et si le climato-scepticisme perd du terrain, le solutionnisme technologique pourrait quelque part constituer son héritier…

Si l’on désire véritablement transitionner, seul un changement inédit du type révolution politique, sociale, économique, culturelle et écologique est capable de changer la donne : la seule manière d’éviter l’augmentation de l’aridification dont est victime Dubaï, c’est de réduire drastiquement, autant que possible les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) anthropiques en transformant son modèle de société… comme le nôtre d’ailleurs. Du point de vue de la communauté scientifique en tout cas, et bien évidemment d’un point de vue philosophique, logique et sociétal, c’est la seule véritable piste que nous ayons qui nous permette d’agir à la hauteur des enjeux…

On peut aussi faire comme si rien de tout cela n’existait et être rattrapé par la réalité dans quelques dizaines d’années, voire même quelques années seulement. Mais en tant qu’êtres humains, chez TSEB, nous ne pouvons croire en la fatalité d’une décadence que nous avons engendrée. Faisons honneur à l’intelligence que nous a conférée la Nature, et apprenons de nos erreurs passées en faisant société différemment !

Sources (et pour aller plus loin) :

[¹] notre-planète.Info – Géoingénierie : Dubaï utilise des drones pour faire tomber une pluie artificielle et provoque des inondations

– [²] France Info – Réchauffement climatique : la technologie suffira-t-elle à régler le problème ?

– [³] GreenLetter Club – Progrès technique : solution ou idéologie ? François Jarrige

– [] Julian Allwood – comparing supply and demand for the three zero-emissions resources

[] Recharge – ‘The amount of energy required by direct air carbon capture proves it is an exercise in futility’

Wikipedia – Récupération assistée du pétrole

Radio France – Épisode 4/4 : Le pari prométhéen de la géo-ingénierie

Arte – La géoingénierie va-t-elle sauver le climat ?

Blast – Urgence écologique : la technologie ne nous sauvera pas (avec Philippe Bihouix)

POUR – Daniel Tanuro – L’impossible capitalisme vert

LIMIT – La mort de la voiture et l’aviation ?! Avec Aurélien Bigo