Associé aux sujets : Le dérèglement climatique, La souveraineté alimentaire, L’agriculture intensive, L’agriculture biologique

 

Comme nous l’avions évoqué dans l’article sur la monoculture intensive, La contribution des pratiques modernes en matière d’agriculture et d’élevage au désastre écologique en place nécessite de revoir en profondeur le système agricole. Mais existe-t-il seulement une ou plusieurs solutions fonctionnelles capables d’inspirer la mise en place, à grande échelle, de pratiques bien moins prédatrices vis-à-vis de la biodiversité, des cycles biogéochimiques et plus généralement de nos écosystèmes, qui permettent de nourrir tout le monde aussi bien qualitativement que quantitativement, en suffisance ?

Comme alternative directe à l’agriculture conventionnelle, on pense généralement à l’agriculture biologique. Mais de quoi s’agit-il ?

 

L’agriculture biologique, c’est quoi ?

 

La définition générale de l’agriculture biologique est « un mode de production agricole excluant l’emploi de substances de synthèse, tels que les pesticides, les médicaments ou les engrais de synthèse, et d’organismes génétiquement modifiés » [¹] ou encore « une méthode de production agricole qui vise à respecter les systèmes et cycles naturels, maintenir et améliorer l’état du sol, de l’eau et de l’air, la santé des végétaux et des animaux, ainsi que l’équilibre entre ceux-ci ». [²]

Grosso modo, on peut donc considérer que l’agriculture biologique, c’est un ensemble de pratiques agricoles étudiées et appliquées de manière à préserver les sols cultivés (en opposition à l’intensification, avec pas ou peu d’engrais de synthèse) et favoriser la biodiversité naturelle du milieu (pas de pesticides, pas d’Organisme Génétiquement Modifié).

« Les méthodes d’agriculture biologique combinent la connaissance scientifique de l’écologie et de la technologie moderne avec les pratiques agricoles traditionnelles basées sur des processus biologiques naturels. Les méthodes d’agriculture biologique sont étudiées dans le domaine de l’agroécologie » [²]

De par sa définition, l’agriculture biologique concerne donc des procédés assez antagonistes à l’agriculture intensive. Assez générale, celle-ci est précisée par des réglementations différentes suivant les régions (chez nous en Belgique, la réglementation européenne [³][]) qui reprennent toute une série de critères qu’il faut respecter afin d’attribuer à un mode de production l’appellation (ou label) « Agriculture Biologique » (AB) : lorsqu’un mode de production en bénéficie, les produits qui en sont issus profitent également de cette certification, représentée par un logo qui en informe le consommateur (voir ci-dessous). []

 

 

Un label purement marketing ?

 

Gage de qualité par rapport à des produits non issus de l’AB, l’objectif marketing consiste finalement à démarquer le produit et à le rendre attractif même s’il coûte plus cher que son homologue en agriculture conventionnelle, en jouant sur l’aspect qualitatif. En effet, faire de l’agriculture bio coûte plus cher à l’achat (malgré l’absence de produits phytosanitaires qui représentent également un certain coût) puisque les rendements à l’année (dans nos contrées en tout cas) y sont un peu moins importants [][¹⁰] (on produit moins à l’année étant donné qu’on respecte les cycles naturels de croissance sans utiliser d’engrais, entrainant un peu moins d’amortissement des coûts liés à l’exploitation), ce qui se répercute sur le prix d’achat final.

Par contre, certaines pratiques de l’AB permettent également de limiter les externalités négatives : par exemple en développant des récoltes plus résistantes aux conditions climatiques extrêmes (pluies diluviennes, sécheresse), en réduisant l’irrigation (et donc les besoins en eau), en limitant le gaspillage (agriculture locale en circuit court) et en fournissant une alimentation de qualité supérieure (potentiellement garante d’une meilleure santé), diminuant considérablement certaines pertes et dépenses qui sont à charge du contribuable [][]. In fine, il apparait que du point de vue de la collectivité, l’agriculture biologique coûterait ainsi moins cher et fournirait de meilleurs rendements face à des circonstances plus défavorables, dont la probabilité d’occurrence ne cessera d’augmenter au cours des prochaines décennies (réchauffement climatique oblige) [] !

 

Une piste pour nourrir tout le monde ?

 

Actuellement, la lutte contre la faim dans le monde pourrait être gagnée rien qu’en annihilant tout gaspillage alimentaire (1/3 des denrées alimentaires dédiées à la consommation sont jetées – 40% selon WWF -, alors qu’une personne sur 6 souffre de malnutrition dans le monde). [¹¹][¹²]

« Le gaspillage alimentaire est le 3e pollueur au monde en termes de gaz à effet de serre [derrière la Chine et les USA] (…) D’un point de vue économique, le gaspillage alimentaire représente une perte de 50% du PIB de la France (soit environ 1000 milliards) » [¹³]

Pour la petite anecdote, en Belgique nous gaspillons 345 kilos de denrées alimentaires par an et par personne tout au long de la chaine (allant de la production à la consommation), soit plus de 2x plus que la moyenne européenne (173 kg) [¹³] ! Une véritable catastrophe…

En termes d’aliments jetés à la poubelle par personne et par an, les analyses de poubelles montrent cependant que l’on jette entre 15 et 40 kilos de nourriture par an et par personne dans notre plat pays [¹³]. Cela reste certes beaucoup trop, mais démontre également que l’essentiel des denrées sont jetées en amont (pertes liées au transport, mauvaises récoltes, invendus dans la grande distribution,…). Ainsi, le problème concerne surtout le système agricole et de distribution conventionnel dans son ensemble.

Seulement, réduire le gaspillage (chose absolument indispensable, cela va de soi) pourrait ne pas suffire. En effet, pour rappel (cf. l’article sur la monoculture intensive), l’épuisement de nos sols provoqué par les engrais de synthèse (azotés notamment) réduit d’année en année le rendement des sols (ce qui nous oblige entre autres à défricher d’autres zones, pas forcément idéales pour les activités agricoles entreprises), encourageant alors une surutilisation de ces engrais qui vont… appauvrir d’autant plus les terres (et potentiellement accroitre la déforestation, alors que nos forêts sont précieuses pour capter naturellement le dioxyde de carbone de l’atmosphère).

En d’autres termes, si l’on veut nourrir tout le monde grâce à l’agriculture conventionnelle, il faudra utiliser toujours plus d’engrais (et donc de pesticides) qui appauvriront toujours plus nos sols, ce qui dans les cas les plus dramatiques entrainera la désertification (soit la mort) de certains sols, et donc une diminution à terme des récoltes []. Sans même parler des pollutions et besoins énergétiques (fossiles en grande partie) liés aux engrais de synthèse et aux pratiques intensives, qui ont un effet rétroactif certain…

Pour le Centre National de Recherche Scientifique (CNRS) de France, l’agriculture biologique est la voie à suivre si l’on veut pouvoir nourrir toute l’Europe d’ici 2050 et donc garantir notre souveraineté alimentaire, en jouant sur les 3 leviers principaux suivants [¹⁴] :

« Le premier impliquerait un changement de régime alimentaire, avec une consommation moindre de produits animaux, ce qui permettrait de limiter l’élevage hors sol et de supprimer les importations d’aliments pour le bétail »

« Le deuxième levier propose l’application des principes de l’agroécologie, avec la généralisation de rotations de cultures [technique en agriculture et en jardinage qui vise le maintien ou l’amélioration de la fertilité des sols et l’augmentation des rendements] longues et diversifiées intégrant des légumineuses fixatrices d’azote, ce qui permettrait de se passer des engrais azotés de synthèse comme des pesticides »

« Le dernier levier consisterait à rapprocher culture et élevage, souvent déconnectés et concentrés dans des régions ultraspécialisées, pour un recyclage optimal des déjections animales »

 

L’agriculture bio permettrait donc de conserver de bons rendements grâce à une meilleure utilisation des sols (proscription de l’utilisation des pesticides/engrais de synthèse, rotations, exploitation d’engrais naturels grâce à la proximité entre zones d’élevage et zones à cultiver) – contrairement à l’agriculture conventionnelle qui va devenir de moins en moins efficace -, ce qui aurait par ailleurs comme conséquence une réduction du gaspillage alimentaire (rendement plus constant égal à moins de pertes).

Qui plus est, la production d’engrais via un élevage de proximité et plus généralement une agriculture locale, c’est aussi plus d’autonomie : or, plus de production davantage locale, c’est aussi une diminution des importations nécessaires soit moins de flux/transports.

L’augmentation des parcelles dédiées à l’agriculture au détriment de l’élevage devrait aussi permettre de réduire notre empreinte carbone et la consommation énergétique (puisque la production d’un kilo de viande nécessite davantage de ressources/d’énergie que la production d’1 kg de végétaux/légumineuses) : alors que les protéines animales ne représentent même pas 20% des calories que nous consommons [¹⁵], elles sont responsables de plus de 50% des émissions de Gaz à Effet de Serre liées à la production alimentaire (dont 50% sont à imputer rien qu’au bœuf et à l’agneau) [¹⁶], tandis que l’élevage occupe 77% de l’espace dédié à la production alimentaire [¹⁵].

 

 

 

Du côté de la Belgique en tout cas, nous sommes à l’heure actuelle légèrement sous la moyenne européenne en matière d’agriculture bio (avec 6,28% du territoire certifié bio contre 7,03% pour la moyenne européenne). Bref, jusqu’en 2050 au moins, y a du boulot pour transformer tout ceci en bonne et due forme !

 

Le bio, vraiment le Saint-Graal ?

 

Cependant, force est de constater que l’appellation « Agriculture Biologique » repose aussi en partie sur des normes et critères potentiellement discutables. Par exemple, un produit hors UE peut bénéficier du label sur notre territoire [] (§ 33), alors que son importation constitue un problème écologique non négligeable (et social potentiellement, suivant les protections sociales et la valorisation salariale du pays d’origine, qui pour une question de compétitivité sur le marché international sont dans certains cas bien maigres).

Ensuite, le label officiel principal dans l’Union Européenne (UE) est soumis à la réglementation européenne. A priori, cela peut être perçu comme une bonne chose puisqu’elle amène une définition consensuelle et commune de l’agriculture bio pour les pays membres de l’UE. Cela étant, cette espèce d’institutionnalisation peut négliger certaines spécificités propres aux régions et donc autoriser des pratiques qui dégradent au lieu d’agrader, ou encore rejeter des pratiques en dehors du cadre établi, quand bien même celles-ci seraient en conformité avec les principes d’agroécologie, le temps que ce cadre évolue. En outre, le label « Agriculture Biologique » repose (en tout cas en Europe) sur un cadre juridique assez rigide qui peut potentiellement ralentir les évolutions territoriales et locales des régions les plus avancées d’un point de vue (agro)écologique.

Enfin, le bio autorise l’utilisation de pesticides d’origine naturelle (appelés biopesticides), qui ne sont pas nécessairement moins toxiques que les pesticides de synthèse ! Autrement dit : bio ne rime pas nécessairement avec une agriculture sans pesticides ! [¹]

 

Une résistance au changement

 

Enfin, de puissants lobbies de l’agriculture conventionnelle mettent tout en œuvre sur la scène européenne pour ralentir les progrès en la matière, et compte tenu des aides publiques qui subventionnent encore largement l’agriculture conventionnelle intensive malgré la stratégie « Farm to Fork » inclue dans le Green Deal européen, l’agriculture étant par ailleurs le secteur qui perçoit la plus grande part de subventions de Bruxelles [de l’UE] (60 milliards d’euros par an !) []… les investissements en faveur de l’agriculture biologique restent profondément insuffisants. D’autant qu’en Allemagne par exemple, le montant des aides perçues par les agriculteurs dépend exclusivement de l’échelle de leurs exploitations et absolument pas des pratiques mises en place ! []

Qui plus est, lorsque 60% des terrains agricoles allemands sont dédiés à l’alimentation animale (56 % en Wallonie), ces subventions profitent naturellement aux industriels de la viande et des produits laitiers, dont le modèle économique repose sur une agriculture intensive leur permettant de conserver leur compétitivité sur le marché (et donc toucher un maximum de subventions)… Ceux-ci ne manquent donc pas de s’organiser en lobbies pour maintenir leur position dominante et empêcher que le bio soit davantage soutenu.

« Quand vous donnez de l’argent pour l’agriculture intensive, vous approuvez indirectement ce mode de production. Pourtant, lors des années de sécheresse, nous avons remarqué que les exploitations bio obtenaient de meilleures récoltes, parce qu’au fil des années leurs sols sont devenus plus résistants au climat » (Reinhild Benning, membre de l’association allemande de protection de l’environnement) []

« En gros [sous la pression des lobbies], la nouvelle politique agricole commune va continuer à dépenser l’argent public comme elle l’a fait ces 10 dernières années. La plus grande partie de l’argent ira toujours à des agriculteurs qui ne se préoccupent que peu ou pas de l’environnement. Et les montants restants ne seront pas assez élevés pour inverser la tendance [rapport 3/4 pour l’agriculture intensive, 1/4 pour le bio] » (Célia Nyssens, membre du bureau européen de l’environnement) []

Autre problème : la Politique Agricole Commune (PAC) est aux mains des ministres de l’agriculture, qui depuis des décennies démontrent qu’ils n’ont aucune envie de s’attaquer aux problèmes environnementaux (comme d’habitude, ils craignent probablement que toute cette mélasse ne leur explose en pleine tronche)… Tandis que les ministres de l’environnement n’ont pas voix au chapitre (comme par hasard)…

 

L’agroécologie pour révolutionner l’agriculture ?

 

En définitive, comme d’habitude, le problème est davantage politique et idéologique que technique ! Pour le coup, peut-on encore vraiment croire que cette manière de structurer l’agriculture biologique, au travers d’un cadre aussi fallacieux, portera ses fruits et suffira pour profondément et rapidement transformer le modèle agricole, à la hauteur des enjeux ? Rien n’est moins sûr…

Dans un prochain article, nous nous pencherons donc sur l’agroécologie : une démarche plus globale, systémique et par conséquent plus adaptée aux enjeux écologiques et sociaux liés à l’agriculture.

 

 

Sources (et pour aller plus loin) :

– [¹] Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques – Agriculture biologique (définition)

– [²] Wikipedia – Agriculture biologique

– [³] Portail de l’agriculture wallonne – Principes et informations générales sur la production biologique

– [] Journal officiel de l’Union européenne – Règlement relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques

– [] Bioconsomacteurs – Principes et fonctionnement de l’agriculture biologique

– [] Sciences et Avenir – Le bio peut-il nourrir le monde ?

– [] Rodale Institute – The Farming Systems Trial

– [] Kaizen – Le bio est-il moins productif ?

– [] ARTE – Sécheresse en Europe

– [¹⁰] Le Monde – L’agriculture biologique, plus productive qu’on ne le pense

– [¹¹] France Nature Environnement – Gaspillage alimentaire : définition, enjeux et chiffres

– [¹²] Planetoscope – Le gaspillage alimentaire dans le monde

– [¹³] Ecoconso – Gaspillage alimentaire : combien de nourriture gaspille-t-on ?

– [¹⁴] Centre National de la Recherche Scientifique – Une agriculture biologique pour nourrir l’Europe en 2050 ?

– [¹⁵] Our World in Data – Land use

– [¹⁶] BBC News Afrique – Plutôt viande ou légumes ? L’impact climatique de nos aliments

– [¹] Cash Investigation – Alerte sur le bio

Grain – L’agroécologie face au chaos climatique : des agricultrices et agriculteurs mènent la charge en Asie

Agence Bio – L’agriculture bio dans le monde

Commission européenne – L’avenir de la production biologique : Nouvelle législation à partir de 2022