Associé aux sujets : La démocratie, Le capitalisme, L’autoritarismeLe totalitarisme, Le darwinisme social, RévolutionLibertéÉgalité, La lutte sociale

 

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Dans la première partie, nous avons pris le temps de définir la démocratie, de retracer son évolution et d’évoquer les pistes de réflexion autour de son élaboration. Cependant, une question reste aux lèvres : au-delà du rôle de la démocratie dans un projet de société post-croissance, pourquoi l’absence de démocratie pourrait fortement compromettre nos chances de faire advenir les transformations qui s’imposent ?

En première réflexion, la démocratie étant une notion intimement révolutionnaire (cf. l’article précédent), son contraire induirait mécaniquement une contre-révolution. Mais prenons tout de même la peine d’analyser un peu plus profondément pourquoi davantage de centralisation du pouvoir ne nous permettrait pas de changer la société conformément aux enjeux qui sont les nôtres, en s’appuyant notamment sur les critiques que l’on pourrait adresser à la démocratie.

 

1) Pourquoi la démocratie ?

 

Face à l’urgence, plus de verticalité ?

Devant la gravité de la situation et face à l’inertie du système en place, l’idée d’une poignée d’individus plus « éclairés » et légitimes à gouverner que les autres continue de séduire, voire laisse suggérer qu’un régime autoritaire [] constituerait un mode de gouvernance mieux armé que la démocratie pour instiguer les transformations nécessaires [³⁶].

Pourtant, c’est justement par centralisation du processus / pouvoir décisionnel à travers des institutions et organes du pouvoir fort peu démocratiques (si l’on s’en tient à l’essence même du principe de démocratie), qu’on assiste aujourd’hui à un maintien du statu quo (ou préservation d’une certaine manière de faire, conformément aux intérêts de la classe dominante actuelle [²]), quitte à ce que celui-ci mette en péril la société toute entière. C’est notamment ce qui ressort de notre analyse du système politique belge.

Il en résulte que notre destin commun nous échappe collectivement, et se manifeste alors une sorte de désimplication (voire exclusion) quasi permanente du citoyen lambda dans la décision politique, qui nécessairement rend difficile l’expression d’une certaine forme d’intelligence collective et de gouvernance partagée. En d’autres termes, pas sûr que la centralisation du pouvoir nous fasse gagner du temps ni faire les bons choix, surtout si elle nous dépossède de notre puissance d’agir et d’une réflexion citoyenne à grande échelle…

Et pour cause, oser mettre en place des propositions systémiques plus ambitieuses repose certainement, au vu de leur complexité et gravité, sur l’esprit critique, la mutualisation et la participation citoyenne, justement étouffés par des jeux de pouvoir dans un contexte de hiérarchisation et de prédation de l’un sur l’autre à tous les niveaux.

A l’inverse, il s’agirait plutôt, au regard de ces enjeux universels, de permettre à tous les citoyens d’exprimer leurs idées, revendications et d’être capable d’en produire collectivement le meilleur matériau possible, dans un cadre délibératif adéquat, au possible préservé des rapports de domination et en accord avec l’état actuel des connaissances scientifiques.

« La démocratie, elle suppose qu’on prenne son temps. Or on s’aperçoit aujourd’hui, de plus en plus, qu’au nom de l’accélération et de la simplification on pense qu’on peut aller tout de suite de la volonté à l’action. [Sous ce prisme] discuter avec les syndicats, consulter les citoyens ne servirait à rien (…) Cette petite musique est excessivement dangereuse parce qu’au nom de l’urgence et des épreuves qui vont se multiplier (…) on va aller encore plus loin dans l’évidement des institutions qui garantissent la démocratie » (Loïc Blondiaux) []

S’il est évident que le processus qui pourrait nous conduire à ces changements, s’oppose à certains principes et valeurs (économiques, sociaux, culturels,…) qui gouvernent actuellement notre société, c’est précisément en cela que la démocratie est essentielle, car elle rend toujours possible la rupture d’un tel verrouillage, ainsi que la déconstruction des hégémonies sous-jacentes ; en outre, elle fait subsister l’espoir de parvenir à surmonter tous ensemble, en tant que société, les défis et problèmes que nous ne pourrions individuellement relever, en nous laissant l’occasion de (ré)inventer ce qui devrait l’être via une libre remise en question des structures et conventions qui, à terme, peuvent compromettre cet espoir !

A contrario, un régime autoritaire (voire totalitaire) institutionnaliserait un modus operandi prisonnier de ses propres carcans, avec tous les risques que cela comporte : soumission à l’autorité récompensée au détriment des convictions personnelles et libres arbitres des citoyens, réduction du champ contestataire et des critiques qui engageraient un débat sur la pertinence des décisions prises, restriction et vive répression de tout ce qui sort de la « norme » (soit, de tout ce qui s’inscrit en dehors de la position du gouvernement),…

Tout cela pourrait évidemment déboucher sur un dogmatisme à l’échelle de la population, avec pour conséquence une perte d’esprit critique, de conscience des potentielles faillances socio-économiques et une propension à invisibiliser les connaissances en décalage avec les choix politiques de l’Etat, au point de banaliser et pérenniser un système qui serait potentiellement toujours en porte-à-faux vis-à-vis des problématiques sociales écologiques. Nous voilà donc à nouveau victimes d’une espèce de verrou idéologique, systémique, entravant l’avènement d’un monde nouveau…

« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (Antonio Gramsci)

En outre, la verticalisation implique l’exclusion du pouvoir d’une partie significative de la population, alors privée de sa capacité à pleinement participer à la vie politique. Dans ces conditions, dénoncer les dérives et leur banalisation ou bien encore l’inaction, l’invariance des gouvernements, devient plus délicat, de même que proposer des alternatives et autres projets de société.

Ainsi cette présumée complexité, inhérente à la démocratie, ne peut justifier l’adoption d’un système plus vertical, l’idée de « gagner du temps » et d’opérationnaliser plus aisément via un régime plus autoritaire étant d’autant plus improductive et dangereuse.

A l’opposé, si la démocratie représente bel et bien la possibilité d’un potentiel transformatif, d’une souveraineté populaire retrouvée à travers l’égal partage de celle-ci, notons qu’elle requiert évidemment un tout autre type d’ingénierie sociale que d’imposer à nos concitoyens une trajectoire et vision qu’ils n’ont pas pris la peine d’accepter ni de comprendre ou conscientiser, puisque de fait, on ne peut correctement protéger que ce que l’on connait, tandis qu’un problème mal posé est un problème insoluble. Mais faut-il seulement connaitre, savoir pour décider ?

 

Laisser gouverner les sachants ?

Si un système plus autoritaire réduirait encore plus l’espace délibératif et le potentiel transformatif de nos sociétés, au risque même de maintenir plus tenacement encore un état contraire aux changements qui s’imposent, il reste que la technocratie se justifie quelquefois par la nécessité de laisser à ceux qui auraient compris les enjeux le soin de manœuvrer le navire. En outre, la démocratie ne ferait pas le poids face à une poignée d’érudits, d’experts et conseillers.

Pourtant, cela reviendrait finalement à adopter le solutionnisme technologique pour lutter contre le réchauffement climatique, puisqu’à l’image des ingénieurs chargés de trouver des solutions, dans les faits, les techniciens répondent surtout aux impératifs du système actuel (à savoir la croissance), ce qui en fait les complices d’un modèle qui ne boucle pas et qui produit des techniques non pas au service de nos besoins communs fondamentaux, mais conformes à des pratiques qu’il faudrait urgemment remettre en question [³].

En d’autres termes, la technique ne se suffit pas à elle-même pour se réguler, comme il ne suffit pas d’avoir des experts pour décider, surtout si ceux-ci sont enclavés dans une vision du monde, un cahier des charges et des impératifs inopérants avec le virage à prendre ! []

Or, le savoir ne nous affranchit pas des croyances, cultures et idéologies : loin de là, celles-ci influençant non pas tant la méthodologie et l’ensemble du processus de validation scientifique de tel ou tel concept (bien que dans les faits, suivant les époques et les sociétés, une telle influence puisse substantiellement demeurer), mais bien le choix de partir d’une hypothèse donnée et la volonté d’éprouver une théorie en particulier.

In fine, le simple fait de décider que l’objet de cet article est la démocratie, est à l’appréciation de son auteur, tout comme le fait de se spécialiser en philosophie politique, dans l’ingénierie aérospatiale ou encore dans les œuvres baudelairiennes, fait écho à des désirs eux-mêmes en partie nourris par des imaginaires, des croyances et donc des idéologies.

« Une idéologie peut se définir à partir de deux dimensions : une manière de voir le monde, de lui donner du sens, et un désir de le changer ou de le justifier (…) Il y a toujours de l’idéologie en nous » [] (Karim Piriou, Politikon, pg 14-15)

Dès lors, bien que le savoir soit utile pour désigner certains risques et problématiques que fait encourir le monde présent sur nos sociétés, la question du sens est avant tout philosophique et non technique. En outre, les changements nécessaires en réponse à ces risques ne sont pas qu’une affaire de connaissance, d’abord parce que celle-ci ne pourra jamais totalement lever le voile sur les incertitudes du futur : un futur qui nous inconforte et que l’on préfère imaginer comme simple maintien ou continuité du présent, alors que son caractère insoutenable, largement documenté, nous somme de faire autrement !

« On est là, sur la surface du présent, incapables de coloniser le futur » (Etienne Klein) []

Si l’on peut compter sur la connaissance comme point de départ pour établir un ensemble d’options envisageables, en revanche, elle ne peut nous dire exactement quoi faire ni choisir. Ainsi, le changement est aussi une affaire de choix, de recolonisation de nos imaginaires et de décrochage vis-à-vis d’un vieux monde en périclitation.

Décider, cela implique donc toujours en partie de ne pas savoir, mais cela demande également d’imaginer, de déterminer quel monde nous voulons ; le monde présent qui, une fois pleinement confronté à son insoutenabilité, finira quand même par disparaitre, ou bien d’autre(s) possible(s) qu’il reste encore à façonner, faute d’avoir commencé à pleinement s’autoriser à le(s) penser !

« Il faut déterminer ce que l’on veut en fonction de ce que nous savons, et en ayant le courage de décider en méconnaissance de cause » (Etienne Klein) []

Or, si cette création d’utopies, c’est-à-dire de possibles alternatifs et leur réalisation ne peuvent être exclusivement fruits du savoir, cela signifie que le monopole de la gouvernance par les savants ne suffira point pour nous extirper des multiples crises à venir, pas plus que quelques leaders « charismatiques » dont la seule perspective est irréconciliable avec les enjeux systémiques et leur complexité.

Pour résumer, les sachants ne sont pas plus légitimes à gouverner que le reste de la population, même s’ils peuvent jouer un rôle important dans la désignation des principaux enjeux, dans la démystification de certains phénomènes et dans le cadrage du débat au regard du savoir. Mais c’est bien la constitution d’un système totalement nouveau, non pas technocratique mais critique de la technique (à l’instar de la low tech), où l’enjeu principal ne se réduirait pas qu’à une affaire de compétences ou encore d’expertise, qui demeure essentiel. Et dans cette quête peuplée d’arbitrages à trancher, tout citoyen compte !

« Il y a un pouvoir, une compétence qui appartient à tous, précisément parce qu’il est le pouvoir des gens qui n’ont pas de capacité particulière. Le demos ce n’est pas le peuple ni la population, c’est proprement les gens qui n’ont aucune qualité particulière » [¹¹]

Protagoras fonde la légitimité de la démocratie sur les possibilités qu’a l’homme de posséder un savoir qui lui permet, face aux experts de trancher les questions proprement politiques. Au charpentier de construire les bateaux, mais au peuple de décider s’il faut en construire et lesquels. La politique n’est pas affaire de spécialistes, mais l’affaire de tous. [²³] (pg 4)

Ceci étant dit, il reste évident que plus l’ensemble de la population montera en compétences, mieux nous pourrons centrer les discussions sur les nœuds des problèmes et choses qui comptent vraiment. Comme le dit l’adage :

« La connaissance du monde est un préalable à la volonté de le transformer »

C’est bien pour cette raison qu’à TSEB, nous consacrons une bonne partie de notre énergie à rendre tous ces sujets aussi accessibles que possible ! Mais la connaissance ne nous précisant pas comment l’employer au service de l’intérêt de tous, il faut aller un cran plus loin : oser la critique sur la finalité, tant l’ensemble des buts et pratiques à (re)définir reste un processus déterminant, qui se doit d’être collectif ! D’où cette célèbre formule de Rabelais, qui rappelle l’importance de la philosophie (en ce compris politique) dans le maniement du savoir :

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme

Gardons ainsi à l’esprit que le caractère systémique de la crise que nous traversons ne pourra être abordé dans toute sa complexité par quelques esprits seulement (même les plus brillants), et que jusqu’à preuve du contraire, nos sociétés restent gouvernées par des humains, organisées pour des humains et résultent de transformations humaines. Autrement dit, nous n’en sommes pas seulement les produits ; nous la produisons également ! Dès lors, pourquoi devrions-nous la considérer comme insaisissable, incontrôlable, et subir en toute impuissance le chaos qui résulterait de son actuelle organisation ? Pourquoi sans cesse vouloir confier notre avenir à des individus soi-disant plus légitimes à s’en charger ?

 

Dépasser la figure de l’Homme providentiel

Dépassons cette croyance à la limite de l’absurde : si la concentration du pouvoir (et l’organisation des institutions politiques et économiques qui en découle), constitue l’un des rouages qui nous empêchent d’agir, ce n’est certainement pas via davantage de centralisation que nous sortirons d’une telle impasse.

Ceci vaut tout aussi bien pour n’importe quel parti ou organisation politique, gouvernementale. syndicale,… ces entités étant dans l’obligation d’accepter et d’adopter (au moins partiellement) le fonctionnement et les principes des institutions qui semblent aujourd’hui entraver et réprimer la puissance décisionnaire collective, dès lors qu’elles consentent à devenir leur bras armé. Et quand bien même elles décideraient de passer en force (par exemple, par un coup d’Etat), le spectre du totalitarisme [] ne serait jamais bien loin, annihilant lui aussi toute possibilité démocratique…

Il en résulte que la maximisation du pouvoir au nom du peuple (mais sans jamais véritablement le lui confier, à défaut de refuser un cadre et ses règles du jeu dépossédants) reste une dangereuse forme de populisme démagogique, auquel l’on s’expose sans appeler à plus de démocratie effective.

L’on peut toujours rêver d’un Charlie Chaplin qui renoncerait au trône de son propre chef [], conscient de son erreur manifeste au moment d’y accéder, en attendant, l’Histoire nous montre qu’un chef désigné comme tel, généralement convaincu qu’il incarne légitimement et véritablement l’esprit de son peuple mieux que quiconque, comme le lui rappellera sans cesse le système politique qui l’y a conduit ou encore même le peuple subjugué par le mythe et le charisme qu’il symbolise, n’agit pas comme tel et sera prédisposé à se positionner comme dominateur social [¹⁰] : coupez la tête du roi, si la royauté perdure, un autre prendra sa place.

En somme, si la démocratie ne peut se réduire à une délégation même volontaire du peuple de son pouvoir politique (ce qui constitue par ailleurs tout le paradoxe de la « démocratie » dite libérale ou représentative), cette réduction est encore moins valable si elle plébiscite l’avènement d’un leader ou groupe suprême, y compris dans le cas où cette volonté serait majoritaire, puisque la confiscation du pouvoir qui en émane conduirait nécessairement à la tyrannie : qu’un esclave choisisse ou non sa condition, il n’en demeure pas moins esclave !

Finalement, quel intérêt pour un dirigeant d’être à la tête d’un pays, si ce n’est pour décider au nom des autres, symboliser cette conception accumulative, absolue du pouvoir et non miser sur la souveraineté populaire pour diriger ?  Au contraire, la dilution et le partage du pouvoir semblent en l’état primordiaux, afin que ceux qui en sont totalement dépourvus retrouvent leur dignité et capacité d’action, tandis que les êtres et groupes déifiés mais non pas moins humains, au même titre que tous les autres, redescendent de leur piédestal et se reconnectent enfin à la réalité concrète ! N’est-ce pas l’une des fonctions de régulation majeures de la démocratie ?

Et puis d’ailleurs, même d’un point de vue biophysique, la crise écologique ne nous somme-t-elle pas de limiter ce pouvoir (que l’on voudrait ici toujours plus haut, grand, fort) de transformation du monde ?

Il reste que diluer le pouvoir ne signifie pas pour autant errer dans la résignation la plus totale, et sûrement pas demeurer dans la délégation permanente du pouvoir en attendant l’arrivée d’une figure prométhéenne ! Devrions-nous simplement renouer avec cette capacité de chacun prendre le plus égalitairement possible part au processus décisionnel qui définit les quêtes de nos sociétés (paix sociale, bien-être, bonheur,…), c’est-à-dire d’être tous (en droit d’être) activement en responsabilité de la chose publique, mais surtout commune, et de s’organiser en ce sens.

En l’occurrence, si la manière dont nous nous organisons aujourd’hui ne permet la poursuite de ces idéaux, qu’est-ce qui nous empêche de changer de trajectoire, de redéfinir le cadre et les règles du jeu, si ce n’est (au moins en partie) l’obsession et l’accumulation du pouvoir, traduisant dans les faits un manque de démocratie ? Pourquoi espérer guérir le mal par le mal et croire que cette guerre contre le vivant ne prendra fin que par elle-même, via les logiques et processus qui l’ont déclenchée ? N’est-ce pas la volonté de paix qui entérine la barbarie, soit l’exact opposé ?

Finalement, le bon sens ne serait-il pas plutôt d’implémenter, autant que possible, un système de gouvernance partagée où le pouvoir de chacun retrouverait sa juste place, en toute humilité ? N’est-ce pas l’un des préalables à la matérialisation de cette paix sociale écologique, aussi désirable que vitale ?

Pour ce faire, nul doute que ce processus devra reposer sur un préalable : celui de rompre collectivement avec l’acception traditionnelle du pouvoir, qui s’ancre (en partie du moins) dans la servitude volontaire tant décriée par La Boétie [], consistant à délibérément et pleinement confier notre volonté, notre pouvoir d’agir et décider à un autre individu, une organisation, un gouvernement,… peu importent les raisons.

Le pouvoir ne s’accumule pas : c’est dans son partage que s’exprime toute l’étendue des potentialités qu’il revêt.

En définitive, il ne peut y avoir de transition écologique véritable sans réclamation ni sursaut démocratique majeur, et c’est bien en ce sens que la dictature incarne une vision non seulement étriquée, mais aussi potentiellement prédatrice de l’écologie (cf. l’écofascisme).

Ainsi, si la démocratie est aussi incontournable pour transformer nos sociétés humaines à la hauteur des enjeux de notre temps, pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas actuellement dans nos contrées dites démocratiques ?

 

2) La démocratie, ça (ne) fonctionne vraiment (pas) ?

 

La démocratie, mal exportée mais surtout violée

Si l’on reconnait volontiers la complexité d’un tel sujet, il faut également signaler que sans un approfondissement minimal de celui-ci, on est tenté de croire que la démocratie ne peut pas fonctionner, que son issue est la crise et que par conséquent, il ne s’agit pas forcément du système le moins pire dans certaines circonstances, ce que nous avons tenté de réfuter au point précédent.

Il est vrai que lucidement, la mise en pratique de la démocratie ne sera probablement jamais parfaite, compte tenu de son idéalité, tout comme nous sommes et resterons des êtres imparfaits. Mais ce n’est donc pas tant dans l’absence de perfection, soit dans l’existence de dysfonctionnements, mais bien, comme on l’a vu, dans notre capacité à dépasser ces crises à terme, que réside l’incroyable force de la démocratie, et c’est finalement en cela qu’elle est absolument essentielle.

Ainsi, la normalisation et la tentative d’universalisation, portée par l’occident, du système représentatif alors perçu comme modèle démocratique [³⁸], constitue un premier élément de réponse justifiant cette débandade : en associant ce représentativisme (si cher et adulé par les Etats occidentaux) à la démocratie, on fait comme si l’occident avait totalement réussi l’exploit de produire des démocraties formelles, abouties et universalisables [³⁸], au contraire des autres régions du monde qui sont certainement un peu moins prétentieuses sur la question.

Il reste que tout ceci n’est que mensonge [³⁸], occultant par ailleurs l’état de crise inhérent à la représentativité, que nous ne pourrons pallier sans profonde réformation, pour ne pas dire transformation radicale des institutions, de l’organisation de l’espace politique, du rôle des citoyens dans le processus décisionnel, de la pratique du pouvoir politique,… Un changement qui doit évidemment partir de la base, c’est-à-dire idéalement de l’ensemble des citoyens.

D’autre part, cette fallacieuse tromperie motive l’exportation (maladroite au possible) de la représentatie [¹], dans une espèce d’évangélisation lunaire portée par le monde occidental (ou du moins, ses acteurs les plus orgueilleux). Inutile de préciser que ce prêche fonctionne plutôt mal, avec bien souvent des dommages collatéraux : régimes qui s’autoritarisent davantage, explosion de la corruption pour flatter les interventionnistes (dans une ambiance bien souvent post-coloniale),…

Bref, en tentant d’élaborer un modèle démocratique exportable partout, l’occident viole l’une des caractéristiques fondamentales de la démocratie : pour entamer un processus de démocratisation, il faut justement autoriser une permanente réinvention de l’espace politique en fonction des peuples et leur héritage, et non chercher à élaborer une recette de cuisine qui fonctionnerait partout, tout le temps, à scrupuleusement appliquer sans jamais y toucher.

A travers cette universalisation et en considérant que son modèle est démocratiquement abouti, l’occident démontre ainsi qu’il n’a pas compris grand-chose à la démocratie [³⁸].

Il y a dans les trois cas l’idée d’une valeur qui est acquise, et non pas celle d’un processus à nourrir, d’une tâche à penser. Pour bien penser la démocratie, il faut donc abandonner l’idée de modèle au profit de celle d’expérience (…) La démocratie est un objectif à réaliser — nous sommes encore loin de la constitution d’une société des égaux et d’une maîtrise collective des choses, elle n’est pas un capital que l’on possèderait déjà. (Pierre Rosanvallon)

En outre, la seule universalisation qui vaille est celle des problèmes et questions existentielles qui traversent l’ensemble des sociétés humaines « que tous ont à résoudre de concert. C’est seulement sur cette base que la reconnaissance de valeurs communes peut prendre sens » [³⁸]. A partir de l’adoption de valeurs communes universelles (type DDLH/F), en réponse à des enjeux universels qui nous concernent tous, il devient alors possible de socler la démocratie, par le biais de leur constitutionnalisation par exemple.

Bien entendu, tout n’a pas vocation à être constitutionnalisé et l’opération requiert une certaine prudence, mais il apparait essentiel aujourd’hui de repréciser l’essence du vivre ensemble à travers ce qui nous unit fondamentalement, ce qui nous traverse universellement. Or, nous nous organisons actuellement autour de règles devenues arbitraires (pour ne pas dire obscures, insensées, et à tout le moins non approuvées par tous) basées sur des principes plutôt séparatistes qui, en substance, ne reflètent pas cette universalité : libéralisation, économie de marché, financiarisation et marchandisation, hédonisme et maximisation, productivisme et consumérisme, lucrativité illimitée, représentativisme politique,…

L’on peut ainsi déplorer que les outils (juridiques, institutionnels) à notre disposition, conformes à ce cadre trop peu démocratique, soient inopérants pour démocratiser la société. Ce n’est donc pas que la démocratie ne peut pas fonctionner : ce sont surtout les règles actuellement en vigueur qui ne lui permettent pas d’évoluer ni même d’exister plus concrètement !

Maintenant que nous savons un peu mieux ce que devrait être la démocratie et pourquoi notre système politique est tout sauf démocratique, difficile d’incriminer la démocratie pour les manquements qui ont lieu. Au contraire, la démocratie offre la possibilité de sortir de la crise de la représentativité que nous traversons, mais encore faut-il nourrir et entretenir cette conviction !

 

Une faillite démocratique entretenue par un système et des croyances

Un des enjeux primordiaux est donc de concrètement renverser ce verrouillage pour passer d’un système qui fonctionne sur base de la concentration du pouvoir, l’oligarchie, à un système basé sur son partage, la démocratie, et en particulier de se reconnaitre en capacité de le faire.

Vous l’aurez compris, s’il ne peut y avoir de transition sans sursaut démocratique, la démocratisation de notre société demeure vitale, mais cette vitalité ne saurait exister si nous nous posons comme incapables de changer les règles du jeu, et si dans cette incapacité unanimement adoptée aujourd’hui, nous nous abandonnons à la passivité, au renoncement et à l’acceptation, à la banalisation de ce qui est, malgré son inacceptabilité.

« Si ni les gouvernants, ni les élites, ni les citoyens ne croient plus à cet idéal [démocratique], on se retrouve totalement désemparés. On a besoin de ces fictions [cette croyance en la démocratie] pour agir, et j’ai le sentiment que le désenchantement démocratique est à la fois chez nos gouvernants, qui jouent avec la vérité, les règles, considèrent que la morale n’est plus un enjeu en politique, et chez les citoyens, tellement déçus, à qui on a tellement démontré que leur influence était faible même s’ils manifestaient dans la rue par centaines de milliers, même s’ils se mobilisaient et changeaient leur bulletin de vote (quel que soit le vote que je mets dans l’urne, c’est la même politique qui sera menée). Il n’y a rien de plus mortel pour la démocratie » []

En définitive, le fait de croire que la démocratie ne peut pas fonctionner renvoie à des représentations du politique, de la citoyenneté, du pouvoir, mais aussi à des idéologies qui, colonisant nos imaginaires et façons de voir le monde, neutralisent notre volonté d’agir différemment, hors des injonctions, tout en légitimant les principes en vigueur.

« Si tout se vaut, si ceux qui parlent de démocratie et se considèrent comme démocrates n’en sont pas, si certains revendiquent le fait d’être les seuls (…) si on arrive dans un Etat où l’autre n’est plus un adversaire légitime, si l’autre est suspecté de mentir, d’être menaçant pour soi-même, à ce moment-là le pire est le plus probable (…) La démocratie est un mythe fondateur de nos sociétés alors qu’historiquement ça n’a pas toujours été le cas (…) et je crois qu’on ne peut pas se passer de ce mythe » (Loïc Blondiaux) []

Naturellement, l’essence de la lutte prend tout son sens dans cette quête symbolique, car pour renouer avec cette aspiration démocratique, avec l’envie de changer les choses et d’entrer dans l’action, il faut briser ces chaines qui nous entravent : nous débarrasser des croyances, représentations, conditions matérielles et visions du monde qui arbitrairement nous interdisent de faire autrement, nous empêchent de prendre le temps d’identifier les problèmes, les enjeux qui nous concernent tous, d’y réfléchir et de décider ensemble.

Cette libération demande entre autres une refonte du travail et plus généralement de notre système économique [⁵²]. A cet égard, Loïc Blondiaux, politologue, reconnait volontiers que l’accumulation débridée, inhérente au système économique actuel et propice aux inégalités (en particulier dans un monde fini tel que le nôtre), est profondément antidémocratique []. En outre, le dépassement du capitalisme et de toutes les (sous)-idéologies associées demeure essentiel pour se dégager du temps qui nous donnerait la possibilité de devenir acteurs politiques, mais également et prioritairement du temps pour se désaliéner, c’est-à-dire déconstruire ces structures et leur toute-puissance, effective que parce que nous sommes à genou.

C’est en cela que nous avons besoin les uns des autres : nos savoir-faire, notre sensibilité, nos expériences,… sont primordiaux pour à la fois déconstruire l’existant mais surtout construire, tester et mettre en pratique de nouvelles perspectives. C’est finalement dans cet engagement citoyen, politique, que les braises de la démocratie peuvent raviver la flamme !

Et si très probablement l’attiser ne suffira point pour contenir tous les assauts des défenseurs du statu quo, qui ne semblent plus tellement hésiter à se rallier aux mouvances les plus conservatrices, xénophobes, réactionnaires, identitaires, libertariennes,… ce serait déjà un début, car après tout, « La création d’un monde nouveau nous donne la force de détruire l’ancien » !

 

La lutte, socle de la démocratie, en perdition

Pour plus de démocratie, il faut plus d’émancipation, mais pour préserver (et surtout étendre) cette ferveur émancipatrice, il faut plus de démocratie. Et comme les droits d’aujourd’hui ne sont pas tombés du ciel mais ont bien été façonnés, revendiqués et institutionnalisés, pas parce que les seigneurs d’autrefois les ont gentiment offerts à leurs sujets, mais parce que ces sujets se sont révoltés et ont désobéi [¹], c’est uniquement par un refus de l’existant, qui prend forme physique dans la lutte sociale et la conquête des droits, que la question démocratique (et l’espérance qui va avec) reste entière.

Ainsi, s’il ne faut pas hésiter à utiliser les moyens existants d’expression permis par le système, durement gagnés au prix des combats de nos ancêtres, il faut également comprendre que si l’existant s’en accommode, c’est parce que ces luttes, tout autant qu’elles aient initié une réorganisation du système, ont été (au moins partiellement) digérées par celui-ci au cours du processus, et ne sauraient donc pleinement réprouver le cadre qui leur reconnait aujourd’hui le droit d’exister, dans la mesure où ces acquis sont entrés dans la norme.

« Les formes de contestation traditionnelles, qui sont des formes de contestation légales, sont quelque part en train de s’essouffler : je pense au vote pour des partis contestataires, je pense aux grèves, je pense au syndicalisme » (Manuel Cervera-Marzal) [¹]

Pour véritablement contester et délégitimer l’existant, bousculer cette norme, il faut aller un cran plus loin : se créer de nouveaux espaces (entrer en désobéissance civile, organiser des actions et projets alternatifs novateurs, lancer des réseaux d’entraide et de mutualisation, des comités de quartier, assemblées locales et conventions citoyennes hors des institutions officielles,…), ce qui revient non pas seulement à réaffirmer les luttes anciennes en les modernisant quelque peu, mais à poursuivre la lutte, c’est-à-dire étendre et conquérir de nouveaux droits. Toute pratique de la démocratie et son idéal doit inévitablement passer par cette lutte !

Or, le problème est que la poursuite de toutes ces conquêtes sociales s’estompe dans nos « démocraties » modernes, puisque « nous avons eu tendance à sacrifier une partie de nos droits de participation à la chose publique » [⁵³]. In fine, renouer avec notre souveraineté populaire passera immanquablement par le désir renouvelé d’être acteur politique, c’est-à-dire citoyen à part entière !

En attendant, il en résulte que « les inégalités se sont aggravées » [⁵³], correspondant au recul de la composante égalitaire si élémentaire à la démocratie telle que conceptualisée dans la Grèce Antique, puisque comme nous l’avons vu dans la première partie, liberté sans égalité n’est que chimère ! Bref, dans une société où les inégalités les plus vivaces sont normatives et, par ailleurs, entretiennent la crise écologique, la démocratie dispose d’un espace insignifiant pour déposer ses valises !

 

La naturalisation des inégalités, sur fond de darwinisme social

Ainsi, selon le politologue David Runciman, si la poursuite de l’égalité et la promesse d’une souveraineté populaire (d’une reprise en main de notre destin commun par les individus et collectivités) sont désinvesties, d’une part parce que les peuples perdent foi en cette capacité à retrouver prise sur leur existence, à s’émanciper, d’autre part parce que l’accroissement des inégalités devient un horizon banalisé voire institutionnalisé, alors le concept même de démocratie est en crise [⁵³].

Or la crise écologique, à l’aune d’un bouleversement significatif permanent du système biophysique, sera forcément génératrice d’une bonne dose d’incertitude, et avec des conditions d’habitabilité sans cesse changeantes de même que potentiellement imprévisibles à certains moments, ce sentiment d’impuissance et d’absence de contrôle sur notre devenir pourrait vraisemblablement s’amplifier au fil de cette crise, d’où l’enjeu crucial de la limiter le plus possible, mais aussi de générer un cadre qui, dans cette incertitude, nous redonne de la maitrise là où il est possible d’en avoir.

Mais si l’on ajoute à cette perspective peu réjouissante le fatalisme, une impuissance essentialisée par un système qui :

– nous infantilise, nous fait perdre toute confiance en l’avenir, en la société et ses institutions (voire en l’idée même de constitution !), y compris celles qui garantissent nos libertés fondamentales (malgré d’importantes défaillances que l’on peut et doit naturellement reconnaitre) ;

– nous tient toujours plus éloigné(e)s de la gouvernance et nous réprime, nous diabolise à chaque fois que nous tentons de faire bouger les lignes ;

il est évident que la perte du désir de souveraineté n’est pas prête d’être terrassée. Pour le dire autrement, le système actuel est un terreau incroyablement fertile pour des idéologies et régimes autoritaires !

Les individus, exploités et méprisés (…), finissent par ne plus croire en leur propre force et se considèrent alors de nouveau comme des enfants à guider. Pour soulager un sentiment d’impuissance et d’insécurité, ils « sont prêts à se soumettre aux nouvelles autorités qui s’offrent à eux et les soulagent du doute » (Léonor Franc) [⁵⁵]

Par conséquent, à partir du moment où le peuple ne se sent plus capable de se gouverner lui-même, le seul horizon qu’il lui reste est la désignation d’une élite supposément capable de s’en charger à sa place. Et c’est dans ce choix d’élire un parti ou personnalité politique semblant le plus à même de choisir et décider en notre nom, d’incarner nos espérances et volontés, d’entamer cette rupture désirée, que nous acceptons servilement sa prépotence, c’est-à-dire son habilité à prendre les commandes et diriger : que nous acceptons de ne plus être en démocratie et renonçons à sa poursuite.

A travers ce choix, le peuple accueillerait ainsi l’idée d’une élite incarnant à elle seule la volonté populaire, et donc consentirait à se positionner comme inférieur à cette élite, voire à perdre (une partie de) ses droits de citoyen. En d’autres termes, à travers l’abandon de l’exercice de sa propre souveraineté, nous acceptons l’existence d’inégalités sociales, économiques, politiques inhérentes, ce qui viole totalement l’un des prérequis de la démocratie, à savoir l’égalisation des conditions, faisant écho à une conception d’ordre naturel des inégalités :

« Pour les Grecs, l’égalité n’est pas une donnée de nature. Ce qui règne dans la nature, c’est l’inégalité, inégalités de dispositions, de forces, etc. Face à ce constat, deux attitudes sont possibles. La première consiste à dire que la société doit se conformer à l’ordre naturel. Il faut donc accepter les inégalités de toutes sortes. Dans cette perspective, le problème politique central devient la sélection des meilleurs, les aristoi et le régime politique idéal c’est l’aristocratie, le gouvernement des meilleurs. C’est la position de Platon et Sparte est la cité de référence de ce modèle. » [²³]

De ce fait, à partir du moment où les inégalités sont considérées comme admises et naturelles, non seulement la reconnaissance de la supériorité de telle ou telle catégorie (ou classe) sociale devient la norme et légitime, mais à l’inverse, l’abandon, la discrimination (voire dans les cas les plus extrêmes, l’extermination) des groupes sociaux considérés comme les plus inaptes, faibles, inférieurs ou encore différents des groupes dominants, se normalise également.

Cette doctrine qui s’articule autour de l’essentialisation des inégalités appliquée aux organisations sociales humaines, le darwinisme social [], a par ailleurs servi de terreau idéologique à Hitler, qui s’est appuyé sur cette théorie pour justifier sa doctrine de l’idéologie raciale nazie [].

En outre, le darwinisme social se structure autour de l’élimination des comportements prosociaux et égalitaires, altruistes, qui seraient à l’origine de la décadence de nos sociétés car nous éloigneraient d’un ordre naturellement inégalitaire. Or, cela reviendrait à admettre que les « forces du mal » qui corrompent nos sociétés proviennent d’aspirations libertaires, égalitaires, et que par conséquent les valeurs démocratiques, d’entraide, de solidarité, de coopération,,… sont à proscrire.

De ce fait, le darwinisme social s’appuie sur des principes et valeurs antisociaux qui menacent l’idée même de bien commun, de paix, de société, de vivre ensemble, de pluralisme et qui n’ont d’ailleurs aucun lien logique aussi bien avec la théorie de l’évolution de Darwin (cf. le sophisme naturaliste [⁵⁹]) et l’existence de comportements coopératifs dans la Nature [²⁹][⁶⁰], qu’avec la nature sociale humaine [].

Pourtant, dans les cours universitaires d’éthologie, on apprend désormais que l’altruisme est tout aussi naturel que l’égoïsme, les deux s’équilibrant chez les mammifères sociaux, y compris chez l’homme où le culturel prime sur les pulsions biologiques. [⁶⁰]

Dans ces conditions, au-delà des contradictions fondamentales du darwinisme social, se construire dans l’altérité, reconnaitre la légitimité de tout qui penserait et s’exprimerait différemment ou encore qui s’opposerait aux discours dominants, demeure impossible, nous renvoyant aux modalités d’un régime autoritaire. Pour le dire autrement, tout système de croyances admettant et entretenant volontairement des inégalités au nom d’un ordre pseudo naturel, ne sera jamais favorable à la démocratie. De même, ne pourrait selon ce genre de doctrine n’émerger qu’une humanité prédatrice face aux autres formes de vie, ainsi et par essence antiécologique.

Par conséquent, au-delà du caractère anéthique d’une telle vision du monde et de la déshumanisation qui en résulterait, c’est précisément parce que l’Homme se transforme à travers les symboles, normes, modes d’organisation, liens sociaux,… qu’il produit, c’est-à-dire via tout ce qui compose et structure le corps social dont il est lui-même l’un des acteurs, que les sociétés humaines ne relèvent aucunement d’un ordre « naturel » immuable : si c’était le cas, la marche de l’Histoire de l’humanité serait parfaitement linéaire, nos gènes seuls prédiraient l’ensemble de nos comportements,…

« Ainsi que l’avait compris Darwin, qui en était angoissé, l’évolution n’est plus linéaire dans ce monde complexe et l’homme n’en est pas le couronnement » (Pierre Jouventin) [⁶⁰]

Au contraire, bien que nous héritions de certaines (pré)dispositions comportementales :

« (…) un insecte révèle beaucoup d’inné et peu d’acquis, alors que c’est l’inverse chez notre espèce. Il n’est plus nécessaire de choisir entre éducation et instinct quand l’épigénétique, nouvelle science en plein développement, démontre que les gènes peuvent être exprimés ou pas, ou seulement en partie, selon les contraintes environnementales que subit l’individu. Ce faux dilemme inné/acquis, qui se retrouve dans l’opposition nature/culture, aujourd’hui dépassée, a des conséquences philosophiques et politiques. Les exemples d’incompréhension sont légion » [⁶⁰].

Il reste ainsi que le darwinisme social, ou maintien volontaire des inégalités au nom d’un ordre pseudo naturel est en réalité purement idéologique et fondé sur des critères arbitraires : des critères non seulement antidémocratiques, mais surtout culturels, donc propres à des représentations et visions du monde véhiculées par le corps social et ses structures ! Par conséquent et contrairement à ce qu’il énonce, les systèmes humains ne relèvent pas que d’une simple donnée de nature.

In fine, la déconstruction des structures hiérarchiques et de domination, ou au contraire leur préservation, reste un choix de société. Mais si la légitimation des inégalités constitue un choix dangereux pour la Vie et les sociétés humaines, il serait temps d’opter pour l’inverse ! A cette condition seulement pourrons-nous poursuivre cette lutte en faveur de la démocratie, si essentielle pour sortir de cette impasse !

« La seconde attitude analyse ces inégalités « naturelles » comme une inégalité de rapports de forces entre les forts et les faibles. Cette inégalité entraîne un rapport de domination et d’assujettissement. Elle est donc contradictoire avec la liberté, pour les faibles évidemment, mais aussi pour les forts, car leur force peut s’avérer tout à fait transitoire et temporaire. Dans cette conception, l’égalité est donc une condition de la liberté. Si on veut vivre dans une cité d’hommes libres, il faut construire par la loi, le nomos, un ordre social qui permet la réalisation de cette liberté en créant de toutes pièces la possibilité de l’égalité. C’est la position démocratique » [²³]

 

Conclusion : sans poursuite de l’idéal démocratique, pas de changement systémique… donc pas de transition !

 

Comme nous venons de le voir, sans lutte sociale, sans démocratie, la légitimation de systèmes de domination (y compris sur le reste du vivant) et donc la légitimation de violences structurelles, la normalisation des inégalités, la perte des libertés fondamentales au nom de la sécurité [] et du pluralisme dans le traitement de l’information,… pourraient devenir l’horizon.

Ce n’est donc pas tant que la démocratie ne fonctionne pas, mais qu’elle est aujourd’hui éclipsée au profit d’autres visions et représentations du monde, des idéologies qui, en plus d’être farouchement opposées aux valeurs démocratiques, favorisent un (dés)ordre social au sein duquel les bienfaits et la puissance de l’idéal démocratique sont occultés, ridiculisés, étouffés, fallacieusement dénigrés et désubstantialisés, dans un dogmatisme des plus avilissants.

Ainsi, non seulement l’hégémonie idéologique actuelle implique une lutte interne avec sa propre pensée à soi, mais elle demande également, notamment en s’appuyant sur les sciences (humaines et sociales, la biologie,…) et la philosophie, la déconstruction des mythes fondateurs de ces structures dominantes qui façonnent le corps social (manières de voir le monde, façons de penser, comportements,…).

Et nous pouvons observer que ce démantèlement, loin d’être remporté d’avance, est d’autant plus difficile à mettre en œuvre qu’il déstabilise et fragilise le triomphe du système oligarchique en place (notamment en invalidant certains de ses principes de base), lequel dispose par ailleurs de nombreux garde-fous pour réagir et mater, parfois avec grande fermeté, tout qui tenterait de le ramener à ses contradictions.

Si l’on envisage la révolution comme l’ensemble de ce processus, allant de la déconstruction de l’existant jusqu’à la création et l’adoption d’une société nouvelle transformée, alors il est évident que celle-ci passera par une lutte à tous les niveaux : aussi bien pour remettre en question ses propres croyances et convictions, que pour comprendre les mécanismes qui façonnent ces croyances à grande échelle, nous empêchent de nous projeter dans l’ailleurs et donc de s’investir dans des expériences et démarches alternatives, sans doute à l’inévitable prix de vives répressions (et nul doute qu’il faudra trouver des stratégies pour y résister).

A ces conditions seulement, l’imagination, la création et l’investissement d’un monde nouveau pourront s’envisager. Dans cette perspective, bien que la démocratie puisse faciliter ce processus révolutionnaire, elle repose sur ce préalable qu’est la lutte, qui doit bien pouvoir préexister à la démocratie elle-même, c’est-à-dire se développer même dans un contexte oligarchique ou pire, autoritaire. Mais comment propager cet esprit de la lutte au-delà de l’indignation et raviver cette flamme dans l’esprit de nos contemporains ? Quelque part, c’est dans cette exploration tâtonnante que nous trouverons les leviers, et à TSEB, nous sommes fiers de faire partie de ces bien trop peu nombreux explorateurs !

Reste qu’actuellement, nous sommes dans un contexte où l’extrême droite [], fleuron d’idéologies autoritaires, gagne du terrain un peu partout dans le monde, tandis que le modèle « démocratique » libéral (représentatif) et le néolibéralisme (que nous prendrons le temps de développer dans un prochain article) semblent, de par leur violence sociale, leurs fausses promesses et leurs atteintes à la démocratie, avoir fertilisé cette pente glissante [⁶¹][⁶²][⁶³].

Or, à l’heure où la crise sociale écologique qui nous frappe requiert davantage de lutte sociale afin d’implémenter les changements nécessaires démocratiquement, les peuples européens, globalement moins démocrates exclusivement [³⁶], sont occupés à s’enliser davantage et à réduire leur capacité à dignement faire face à ces enjeux, en ce qu’ils tendent à se tourner vers des régimes de plus en plus antidémocratiques [⁶⁶]. Comme dirait Antonio Gramsci :

« L‘ancien monde se meurt, le nouveau tarde à apparaitre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

Malgré tout, si face à ce sombre tableau nous nous contentons de baisser les bras, d’errer dans la résignation, alors l’émergence d’un monde nouveau ne pourra advenir, et comme Gramsci le précise, plus il mettra du temps à advenir et plus les régimes autoritaires floriront, faisant écho, comme nous l’avons développé au point 2, à un désespoir grandissant.

In fine, si nous abandonnons la lutte sociale et cessons de croire en la démocratie sociale, il ne nous restera plus que la tentation de confier ce qu’il reste de nos espoirs meurtris à une poignée de figures charismatiques (pour ne pas dire messianiques), mais surtout autoritaires, qui se présenteront, sous les fantasmes d’une période antérieure idéalisée, d’une menace extérieure toute désignée comme responsable de tous nos maux, ou encore d’une pureté de la nation corrompue par l’évolution des mœurs et la mixité, comme seule alternative au statu quo.

Bref, dépourvue du terreau essentiel à son développement, ainsi souillée et désincarnée, la démocratie est à elle seule incapable de faire advenir les bénéfices de la lutte, de la conquête des droits et libertés, de l’égalisation des conditions… si nous nous refusons d’y croire et si nous ne luttons pas pour son triomphe !

C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons ainsi laisser notre capacité à résister dépérir de cette manière, et c’est la raison pour laquelle nous devons coûte que coûte préserver cet espoir, cette croyance démocratique dont on ne peut finalement se passer : si nous n’y croyons plus, nous n’aurons plus le courage de nous révolter pour préserver nos libertés et droits fondamentaux (empêcher l’autoritarisme), ni pour empêcher un renforcement du statu quo, et certainement pas pour revenir dans les limites planétaires dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être, de la dignité de chacun.

Voilà pourquoi nous ne devrions craindre de formuler les questions les plus dérangeantes, celles auxquelles nous ne pouvons répondre seuls derrière notre petit écran ! Et à TSEB, nous avons à coeur de soulever les sujets qui fâchent, non pas en y apportant des réponses toutes faites et simplistes, construites par désignation de boucs émissaires, mais en tenant compte de toute la nuance et la complexité que requiert leur traitement !

Nous sommes donc intimement convaincus qu’en distillant cette question démocratique (parmi tant d’autres) dans le débat public, en facilitant sa propagation, nous contribuerons à l’explosion de tous ces verrous idéologiques, structurels, systémiques, qui en plus de nourrir le spectre de l’autoritarisme, empêchent l’imagination et l’expérimentation d’autres voies !

A la clôture de ce chapitre sur la démocratie et à ceux qui seraient une fois de plus tentés d’en appeler à une nature humaine invariablement axée sur la prédation pour justifier l’antidémocratie de nos sociétés (ou plutôt leur résignation/pessimisme ?) :

 

Sources (et pour aller plus loin) :

 

– [¹] Data Gueule – Des obéissances civiles ? (Manuel Cervera-Marzal)

– [²] CAIRN.INFO – Jacques Bidet : Le concept de classe dominante, de l’État-Nation à l’État-Monde

– [³] Sciences Critiques – Vincent Liegey : L’ingénieur d’aujourd’hui répond aux besoins du système capitaliste et productiviste

– [] Institut Sociodynamique – Etienne Klein : Faut-il savoir pour décider ?

– [] Politikon – Karim Piriou : Tout ce qu’il faut savoir sur les idéologies qui ont façonné notre monde (Ed. nouveau monde)

– [] Le Dictateur – Charlie Chaplin, discours final (VF)

– [] Radiofrance – Comment la servitude peut-elle être volontaire ?

– [] CAIRN.INFO – Pierre Blanc, Jean-Paul Chagnollaud : Violence et politique au Moyen-Orient – Les systèmes autoritaires

– [] Larousse – totalitarisme

– [¹⁰] CAIRN.INFO – Pierre De Oliveira, Michaël Dambrun, Serge Guimond : L’effet de la dominance sociale sur les idéologies de légitimation : le rôle modérateur de l’environnement normatif

– [¹¹] Blast – Jacques Rancière : Nous ne vivons pas dans des démocraties mais dans des états autoritaires

– [²³] Université d’été d’Attac – Pierre Khalfa : Retour sur les origines de la démocratie, Athènes

– [²⁹publications universitaires de l’UQÀM avec Francis Dupuis-Déri – Démocratie : histoire d’un malentendu

– [³⁶] The conversation – Les Européens sont-ils vraiment démocrates ?

– [³⁸] la vie des idées – L’universalisme démocratique : histoire et problèmes (Pierre Rosanvallon)

– [¹ÉLUCID – Le gouvernement du peuple, par une caste, pour cette caste : la « Représentatie »

– [⁵²] Blast – Céline Marty : Sortir de la tyrannie de la « valeur travail »

– [⁵³] Radiofrance – Comment la démocratie est apparue, et comment elle pourrait disparaitre

– [] Clément Viktorovitch avec Loïc Blondiaux – La démocratie n’est-elle qu’un conte de fées ?

– [⁵⁵] Mr Mondialisation – Léonor Franc : « La fin du monde a déjà eu lieu »

– [] Encyclopédie Multimédia de la Shoah – Victimes de l’époque nazie : l’idéologie raciale nazie

– [] CAIRN.INFO – Revue d’Histoire de la Shoah, Daniel Becquemont : darwinisme social et eugénisme anglo-saxons

– [] Sciences et Avenir – Pourquoi l’être humain est-il un être social ?

– [⁵⁹] Société Française d’Écologie et d’Évolution – Biologie évolutive : défaillances médiatiques dans la diffusion scientifique

– [⁶⁰] CAIRN.INFO – Pierre Jouventin : de la compétition darwinienne à la coopération kropotkinienne

– [⁶¹] erudit.org – Luciano Canfora : la démocratie, histoire d’une idéologie (Ed. Seuil, 2006)

– [⁶²] Politikon – Ce que veut (vraiment) le néolibéralisme

– [⁶³] ELUCID avec Barbara Stiegler – Aux racines de la dérive autoritaire : le néolibéralisme détruit la démocratie !

– [] CAIRN.INFO – Anne Quinchon-Caudal dans Matériaux pour l’Histoire de notre temps (pg 3 à 7) : où commence l’extrême ?

– [⁶⁵] CAIRN.INFO – Juliette Gatto, Michaël Dambrun – Autoritarisme et préjugés dans la police : l’effet d’une position d’infériorité numérique et le rôle du contexte normatif

– [⁶⁶] Statista – Montée de l’extrême droite en Europe : faits et chiffres