Associé aux sujets : Le capitalisme, La croissance verte, L’oligarchie, La colonisation, Inégalités VS Écologie, Le libéralisme, L’autoritarisme, Les limites planétaires

 

A TSEB, pour ce qui est en tout cas de la partie de notre mission consacrée à la cartographie des enjeux socio-écologiques, l’on pourrait se voir reprocher, en particulier dans le cadre de nos derniers articles, d’adopter une approche trop théorique en s’attardant notamment sur des concepts comme la transition énergétique, la croissance/décroissance, la démocratie, ou comme ce sera le cas dans le présent article, le capitalisme.

Pourtant, c’est bien en s’intéressant aux causes structurelles et effets des phénomènes globaux induits par nos environnements sociaux ; environnements que notre espèce a elle-même créés et façonnés au fil des siècles ; que nous sommes davantage en mesure d’apprivoiser, apprécier et explorer ce que les découvertes scientifiques associées derrière peuvent nous enseigner, nous réarmant ainsi dans cette quête visant à mieux cerner les contours des grands enjeux qui s’imposent à nous (ce qui, dans toute démocratie qui se respecte, est plutôt bienvenu). Et dans cette soif de compréhension de notre monde, tous ces concepts ont peut-être un rôle à jouer, comme nous l’avons vu dans nos précédentes contributions.

Ajoutons à cela qu’à mesure de la révélation des problématiques sous-jacentes, ces concepts pourraient aussi nous indiquer vers où regarder, expérimenter et s’orienter, donnant ainsi naissance à d’autres concepts, d’autres théories visant à décrire ce qu’il se passerait au regard de ces changements : en d’autres mots produire des réflexions, voire de nouvelles connaissances à terme.

L’intérêt de cette démarche (et je dirais même, sa nécessité) relève donc de l’évidence quand on prend la peine d’y songer un instant. Ceci étant dit, parce que nous sommes tous différents avec une sensibilité et des centres d’intérêt différents, nous comprenons bien évidemment que le citoyen lambda ne s’en émeuve, ou du moins, qu’il ne partage notre passion d’essayer de comprendre ce monde afin de le transformer à la hauteur de ce qui le traverse ! Et à juste titre : si nous voulions tous devenir scientifiques ou philosophes, nous rencontrerions bien d’autres problèmes…

Notre travail ne pourrait donc être complet sans cette tentative de rendre un peu moins rebutants (plus accessibles) tous ces concepts clés qui, à notre humble avis et suite à nos recherches continues, nous aident à savoir collectivement où et comment agir : à travers cet article, nous espérons en tout cas contribuer à cet ambitieux et titanesque édifice !

Concédons toutefois que le concept de capitalisme, a priori abstrait et fourre-tout, voire gros mot pour certains ou attribut décisif du système actuel pour d’autres, fait partie de cette longue et absconse lignée de mots caractérisés par le suffixe -isme, à la définition souvent réductrice, nébuleuse et qui nous donne souvent l’impression de ne le saisir que partiellement : de fait le sens donné au mot peut, comme la démocratie, varier selon les contextes, représentations qu’on veut bien lui reconnaitre, positions politiques ou idéologiques. Dans ces circonstances, son usage est-il seulement subjectif et partial ?

Avant toute chose, il est donc essentiel d’en revenir aux racines du mot, de sorte à véritablement saisir les particularités sociales qu’il est censé décrire ainsi que leurs causes. Nous verrons d’ailleurs qu’à l’instar de la décroissance, il fait également partie de cette famille de mots « obus ». Théore critique portée en ce sens par Karl Marx, complétée par d’éminents penseurs (Engels, Proudhon, Weber,…) [²] mais également par nombre de politologues, économistes, sociologues et historiens depuis, le capitalisme pourrait potentiellement exprimer autre chose qu’un point Godwin face aux « élites » : un espoir de changement.

« Marx est sans conteste le premier à avoir discerné, dans le fouillis de la réalité, cette réalité nouvelle qui, à travers l’industrialisation, était en train de transformer quelques pays d’Europe, à en avoir saisi l’importance historique et à s’être acharné à en construire l’analyse ; mais c’est dans le bouillonnement multiple du mouvement ouvrier qu’a émergé et s’est diffusé le mot « capitalisme », qui s’est finalement imposé pour nommer cette réalité. D’où ce couple antagonique capitalisme-socialisme : face aux terribles traumatismes sociaux engendrés par le premier capitalisme industriel, les espérances d’un socialisme à venir… » [²]

Un peu à l’image de la datation du carbone 14 qui nous renseigne sur l’âge des matières organiques, le concept de capitalisme ne permettrait-il pas, par exemple, de pointer, relever, saisir des rapports et phénomènes globaux concrets, observables empiriquement mais peu perceptibles à nos seuls yeux. alors que leur influence directe sur nos vies, nos désirs, nos modes d’organisation, nos symboles, nos croyances,… serait bien loin d’être négligeable (la nature sociale de notre espèce oblige [¹]) ?

Si l’objet de cet article est d’analyser le capitalisme suivant cette approche, que la fonction d’un concept comme le capitalisme est avant tout la description d’une partie des logiques, idéologies, structures et comportements qui façonnent le système actuel, il est donc crucial de comprendre ce qu’il est censé décrire (son signifié) et sur quels symboles, représentations et éléments conceptuels élémentaires il se fonde (son signifiant), non pas seulement pour employer le terme aussi parcimonieusement que possible, également pour un peu mieux en saisir la teneur.

Si le problème est systémique et que la solution doit être systémique (cf. notre présentation sur les enjeux systémiques) – pour autant que nous désirions maintenir une certaine habitabilité pour la plupart des humains ; si sortir du capitalisme est un corollaire pour changer de système (cf. notre article sur la décroissance pour réconcilier économie et écologie), il faut bien s’y attarder et démystifier ce qu’est le capitalisme, afin d’entrevoir en quoi il s’agit d’un élément structurant et incapacitant (d’un point de vue social-écologique) de notre société actuelle. TSEB relève cet ardu défi avec les moyens dont elle dispose, en espérant comme l’exige notre mission, que pertinence et qualité du travail abattu seront au rendez-vous !

N.B. : pour ceux qui voudraient directement aller à l’essentiel, nous vous invitons à consulter le point 4 !

 

1) Notions préalables au capitalisme : capital et capitaliste

 

Comme pour la démocratie, il n’existe pas de définition unanime du capitalisme. Toutefois, comme point de départ, nous pouvons nous intéresser à ce que désignent capital et capitaliste, desquels dérive la notion de capitalisme, en partant de leurs significations les plus usuelles depuis leur apparition. En effet :

« Au cours des XVe-XVIIIe siècles, le mot « capitalisme » apparaît à la fois rarement, sous la plume d’auteurs disparates, et dans des acceptions diverses et très éloignées du sens moderne du mot. L’emploi des termes « capital » et « capitaliste » est plus fréquent ; mais, souligne Braudel, « ”capitaliste” (…) ne désigne pas encore l’entrepreneur, l’investisseur. Le mot, comme celui de ”capital”, reste accroché à la notion d’argent, de richesse en soi » (Idem, 1993, t. 2, p. 275) » (Michel Beaud, économiste) [²]

 

1.1) Capital

La notion de capital renvoie généralement à un ensemble de ressources ayant une certaine valeur ou en tout cas valorisables, que ce soit [³][] :

  • sur le plan économique, la force de travail, des moyens pour produire des biens et services, un stock de matières premières, du patrimoine immobilier ou encore des biens de consommation ;
  • au niveau financier, de l’argent, des placements ou investissements valorisables sur les marchés tels que par exemple les produits financiers ;
  • socialement parlant, le patrimoine culturel, l’éducation, l’entourage, le réseau d’une personne ou d’un groupe de personnes ;
  • l’ensemble des ressources naturelles à disposition pour être transformées et utilisées à l’avantage des sociétés humaines.

Ainsi, le capital désigne :

– ce que nous possédons, la valeur de ce que l’on possède étant la résultante de conventions et normes sociales, culturelles, économiques (en effet, suivant ce qui est considéré comme ayant de la valeur eu égard à ces conventions, ce que nous avons constitue un capital plus ou moins important) ;

– ce qui peut prendre de la valeur dans ce que nous possédons, et dont nous pouvons dès lors tirer profit (percevoir des bénéfices additionnels).

A noter que depuis longtemps, pratiquement dès son émergence, le mot « capital » faisait déjà référence à de l’argent ou à des ressources financières que l’on investissait dans l’achat d’un bien, ou que l’on percevait au travers de sa vente [] (pg 404 – 405).

Derrière la notion de capital, on recouvre donc toutes des choses (matérielles ou non) que l’on considère comme ayant de la valeur ou ayant le potentiel d’en avoir, et que l’on peut faire fructifier ou accumuler, c’est-à-dire permettant une plus-value ou encore un accroissement monétaire : lorsqu’on se penche sur les définitions contemporaines proposées par les dictionnaires Larousse et Robert, c’est précisément ces aspects de la notion de capital qui sont mis en exergue [][].

En outre, c’est suivant le concept de plus-value que le capitalisme dérive étymologiquement du mot capital : comme nous l’aborderons, l’une des pierres angulaires du capitalisme est une recherche bien particulière et singulière de plus-value ou profit (elle-même basée sur une certaine représentation de ce qu’est la valeur socioéconomique), alors considérée comme fondamentale au développement des sociétés humaines (à tort ou à raison, c’est là tout le propos).

Par ailleurs, si l’on regarde la racine latine du mot (capitalis : « dangereux » ou « qui se trouve en tête » []), capital renvoie à une prise de risque qu’il convient alors de récompenser (conformément à la notion schumpetérienne d’entrepreneuriat). En tant qu’adjectif, capital nous ramène également à ce qui est essentiel ou de la plus grande importance, comme par exemple une ressource ou forme d’activité vitale.

A cet égard, restée au cœur de la matrice idéologique capitaliste par le prisme de l’innovation (*) (cf. Emmanuel Macron et sa volonté de faire de la France une « start-up Nation »), la représentation de l’entrepreneur comme acteur fondamental voire moteur de la vie économique reste bien ancrée même aujourd’hui. Par extension, elle sous-tend une légitimité supérieure aux détenteurs de capitaux, c’est-à-dire à ceux qui ont les moyens d’investir : sans cet investissement, pas de travail et donc pas de valeur économique, ce qui ferait des entrepreneurs des individus a priori plus « méritants »…

(*) Qu’il convient de démarquer du progrès : voir cette réflexion philosophique d’Etienne Klein sur le sujet.

Mais est-ce véritablement le cas en pratique ? Ou n’est-ce qu’une résultante de conventions appelant un certain type d’entreprise, d’entrepreneuriat et d’investissement, supposant dès lors que dans un autre environnement socio-économique, d’autres types d’entreprises, de façons d’entreprendre ; d’autres manières d’imaginer, de définir et d’incarner l’entrepreneuriat, l’investissement et la valeur économique, pourraient exister voire constituer de nouvelles normes ?

En tout état de cause, il est certain que tout cela dépend du référentiel (culturel, politique, symbolique), du système de valeurs dans lequel nous nous trouvons, et de ce que nous souhaiterions/pourrions faire advenir :

« Tout investissement vient s’insérer dans un appareil de production préexistant et contraignant (pg 621) (…) Ainsi, la décision d’investir reçoit-elle son sens d’un certain environnement économique : état du marché, surcapacité ou sous-capacité de l’appareil productif (…) []

Par conséquent, c’est bien l’enjeu de ce qui est jugé vital ou non, lui-même fonction de manières de voir le monde et dès lors fondamentalement idéologique, qui va donner au capital son ethos, son logos et son pathos.

Pour le dire autrement, le signifié (ou la symbolique) de capital repose, comme nous venons de le voir, sur un système ou jugement de valeurs que la définition elle-même ne permet d’interroger : le capital n’a, en soi, rien d’idéologique en lui-même, et c’est plutôt la manière de désigner telle ou telle chose comme capital qui l’est. Cette nuance, distinguant le capital du capitalisme, a toute son importance, tant nous verrons par la suite qu’à contrario, la notion de capitalisme renvoie très exactement à un ensemble de principes, à un rapport particulier au monde.

 

1.2) Capitaliste

Le terme capitaliste, contrairement au mot capital, est quant à lui plus connoté. En effet, il désigne déjà courant du 18e siècle une personne très riche, qui supposément amasse (ou cherche à amasser) déraisonnablement (plus qu’elle n’en aurait pour s’assurer une vie digne), voire sans limite de l’argent, du patrimoine, des biens, ressources ou moyens de production. Il pouvait même être, dans certains cas, associé à un individu cupide, coutumier de l’accaparement ou encore de la monopolisation [] (pg 404).

Si initialement le capitaliste n’est pas encore assimilé à l’investisseur entrepreneur [²] (acception qui s’imposera plus tard), l’usage du terme sous-tendait déjà à la fin du XIXe siècle un individu et des pratiques mûs par la recherche, voire la maximisation du profit. Aujourd’hui dans le langage courant, le profit se définit surtout comme étant l’augmentation des biens que l’on possède ou encore un gain financier. Plus largement, il désigne quelque chose dont on peut tirer parti ou dégager un avantage, que ce soit d’un point de vue matériel, intellectuel ou moral [¹⁶][¹⁷]. Par conséquent, conformément au point précédent, le profit est synonyme de fructification du capital.

En particulier, on parle d’accumulation de capital lorsque le profit découlant du capital est lui-même du capital additionnel, permettant ainsi de générer de nouveaux profits, et par voie de conséquence, du nouveau capital.

Si, comme on vient de l’évoquer, la recherche de profit débouche sur l’accumulation de capital, de quel capital parle-t-on ? On en revient à la conclusion du point précédent : c’est dans cette recherche permanente de plus-value et ce choix de désigner ce qu’il est de bon aloi d’accumuler, faisant écho à un système de principes, valeurs, symboles, croyances et manières de voir le monde, que le comportement capitaliste devient une motivation, une attitude à viser et une source de réussite sociale.

Nous n’allons bien évidemment pas faire ici l’inventaire des causes de cette évolution sociohistorique et culturelle, car même si l’opération est passionnante, elle reste d’une infinie complexité et, outre quelques leçons judicieuses à en tirer pour l’avenir, ne nous aiderait pas davantage dans notre diagnostic : nous limiter aux éléments clés qui expliquent cette structure sociale particulière sera dans le cas présent amplement suffisant.

Puisque le terme capitaliste est intimement associé aux notions de profit et d’accumulation de capital, compte tenu de ce qui était et est actuellement considéré comme profitable dans nos sociétés occidentales, il semble a priori que l’accroissement ainsi visé par les capitalistes y soit majoritairement matériel et financier. Dit autrement, lorsqu’on parle ici d’accumulation de capital, il s’agit principalement de tout ce qui permet l’augmentation de son patrimoine et ses possessions matériels, bref, de ses avoirs, au-delà du nécessaire pour une vie bonne.

Le capitaliste peut être également un agent visant à accroitre son pouvoir économique : décider quoi, comment et où produire, gérer des moyens de production, gouverner des entreprises, mobiliser du travail et des ressources au service de son projet ou sa vision (ses intérêts), tirer un revenu de son patrimoine,… [¹³] Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’accumuler des propriétés à usage privé, également des propriétés économiquement lucratives ou, à défaut, conférant du pouvoir :

Ce qui rend l’apport de Nitzan et Bichler intéressant consiste en leur questionnement de la place centrale de la recherche du profit par les grands capitalistes. Une entreprise peut bien acheter une rivale à perte, non pas pour le profit, mais pour assoir son hégémonie. Dans un tel cas, le capital n’est pas qu’un stock de « travail abstrait » accumulé en vue de sa valorisation, il est une masse de pouvoir qui donne à son possesseur la capacité d’imposer sa volonté. [¹⁰]

Ce phénomène d’accumulation, attribué à ceux qu’on appelle capitalistes, n’est pas sans nous rappeler la croissance du PIB comme indicateur phare des Etats occidentaux depuis la seconde moitié du XXe siècle : là où la croissance est portée par des institutions gouvernementales et concerne un flux monétaire ou de marchandises (de l’agitation monétaire), l’accumulation du capital implique surtout des acteurs économiques (entreprises, financiers, investisseurs, banques, particuliers,…) et des stocks (marchandises, patrimoine, actifs financiers, moyens de production,…).

Naturellement, si l’idéologie de la croissance et l’activité capitaliste ( = produire plus en vue d’accumuler) se nourrissent mutuellement, la croissance peut exister même en dehors d’un système (société) capitaliste, là où l’inverse, que ce soit à l’échelle individuelle ou des entreprises, est peu probable, à moins que l’accroissement ne concerne quelque chose de non marchandisable et non capitalisable, c’est-à-dire, dans une économie capitaliste, situé en dehors de la sphère économique marchande.

Or, cette situation n’est pas des plus fréquentes dès lors que, comme nous venons de le mentionner, l’accroissement du capital concerne en général des avoirs : ce qui a une valeur monétaire, marchande. En d’autres termes : pas ce capitalisme sans idéologie de la croissance, sans processus accumulatif. Cependant, le fait d’accumuler encore et encore, la croissance, ne peut constituer la seule caractéristique d’une activité, société ou mode d’organisation capitaliste. De même, il existe bien des situations où l’augmentation du capital n’est pas matérielle à proprement parler.

Thorstein Veblen, économiste et sociologue de la fin du XIXe siècle, a également mis en évidence une autre forme d’accumulation du capital, passant par la volonté de mettre en exergue des dépenses de manière ostentatoire pour exalter une certaine position sociale dans la société.

Les individus qui s’inscrivent dans cette course à l’ostentation, faisant partie de ce qu’il appelle la classe de loisir, ne dépensent pas seulement dans des biens matériels : également dans des activités qui par définition, ne se possèdent pas en tant que telles, mais qui, du fait de leur faible accessibilité ou rareté (car nécessitant d’importants moyens financiers), leur confèrent un statut social supérieur au reste de la société [¹⁸]. Dans ce cas-ci, le capital est surtout symbolique et les biens acquis positionnels [¹⁹].

« Comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres« . [¹⁸]

Ainsi, pour un capitaliste, la quête seule du gain matériel ne suffit pas : il s’agit aussi d’être en recherche d’un statut social supérieur et de consentir à mobiliser des rapports socio-économiques favorables à ses intérêts, débouchant sur sa propre réussite sociale, un pouvoir socioéconomique accru et l’accroissement de ses ressources personnelles, souvent financières, patrimoniales ou productives, bien qu’il puisse exister d’autres formes d’accumulation (immatérielle, symbolique).

A noter que ce gain de pouvoir est entretenu par l’augmentation de ses avoirs : la possession alimente, conditionne le statut social de la personne. En outre, un acteur très influent sur le plan socioéconomique (voire même politique), est nécessairement un important détenteur de capitaux, et cela se vérifie on ne peut mieux aujourd’hui à travers d’innombrables exemples : Trump, Musk, Bolloré,… ou encore des multinationales mastodontes comme BlackRock.

Le terreau du comportement capitaliste réside donc dans la stratification sociale, c’est-à-dire l’octroi plus ou moins marqué de privilèges en fonction de la classe sociale à laquelle on appartient. Or, pour rappel, une société de classes est une société qui se structure autour d’inégalités sociales [²⁰][²¹].

Pour résumer l’esprit capitaliste, si on investit quelque chose, ce doit être rentable, c’est-à-dire dégager une plus-value avant tout au service de son propre intérêt : cela peut aller de ses envies et désirs, ses activités, son statut, jusqu’à sa vision de ce que devrait être le monde (salut Elon et Vincent !). Ainsi, l’on nommera notamment une société axée sur la normalisation et banalisation de ce type de comportements, une société capitaliste.

L’on peut rapidement pressentir qu’un individu uniquement mû par son intérêt propre, peut donner lieu à des pratiques d’exploitation d’autrui incroyablement litigieuses sur le plan éthique, à l’instar des explorateurs ayant pris part à l’épopée coloniale des XVIe et XVIIe siècles, qui dépensaient et s’endettaient sans compter auprès de prêteurs pour poursuivre leurs expéditions et trouver de nouvelles terres [¹¹].

Les capitalistes à cette époque ne visaient pas seulement la poule aux oeufs d’or ou la renommée (même si cela a pu constituer leur moteur initial), ils exerçaient également un pouvoir politique local en devenant gouverneurs des territoires conquis, avec une certaine complicité des gouvernements qui y décelaient une manière de développer l’économie, notamment via le commerce triangulaire [¹¹]. Mais nous y reviendrons plus en détail sur les origines sociohistoriques du capitalisme dans la PART 2.

L’important à retenir ici est que l’accumulation de capital peut se traduire en une accumulation du pouvoir, ce qui n’est pas sans conséquences politiquement et socialement parlant : cette accumulation sous-tend certains types de rapports économiques et sociaux.

Pour reprendre notre exemple de la colonisation, disposant de moyens humains à leur convenance pour produire, que ce soit via un total asservissement par le prisme de la colonisation et l’esclavage, ou encore le salariat plus tard, les puissants industriels occidentaux et autres capitalistes ont pu considérer l’humain proprement dit et le travail lui-même comme du capital interchangeable, c’est-à-dire un bien ou un objet faisant office de placement, dans lequel il convient d’investir en vue de générer du profit.

« A l’origine, l’esclavagisme est construit sur l’idée que l’humain peut être du capital, au sens où les esclaves, dans les colonies esclavagistes du XVIIIe et du XIXe siècle, sont comptabilisés comme des meubles (…) On l’achète au prix dont on pense qu’il est égal à la somme actualisée des profits futurs qu’il va pouvoir dégager (…) Le travail est un approfondissement de cette logique de capitalisation, qui pour nous est en fait le secret du capitalisme (…) Une société est pour nous capitaliste à partir du moment où la logique de capitalisation va devenir dominante. » (Gaël Giraud, économiste) [¹²]

Bref, ce qui est désigné comme capitaliste se rattache à tout qui cherche à accroitre toujours plus son propre pouvoir socioéconomique, son capital, son profit, par tous les moyens moralement acceptés (en ce compris l’objectification, la domination, l’exploitation, les inégalités) si la fin (sa propre prospérité, son statut social, son intérêt, ses désirs, ses idéaux/croyances) le justifie. Dans ces conditions et à titre d’exemple, la possibilité de consommer sans limites, égoïstement, en réponse à un hédonisme débridé (*), peut ainsi devenir une quête légitime.

(*) Une motivation qui fait d’ailleurs écho à l’idéologie néolibérale, caractéristique du capitalisme occidental contemporain, que nous analyserons dans un prochain article.

 

2) Des activités capitalistes au capitalisme

 

En nous penchant sur les sens étymologiques, historiques et contemporains des mots capital et capitaliste, nous pouvons en déduire que le capitalisme fait état de rapports socioéconomiques, modes d’organisation (dans le travail ou production de valeur économique particulièrement), attitudes et cultures. Tout ceci fait clairement du capitalisme, ou système capitaliste, une idéologie à part entière.

Une première définition du capitalisme, pourrait être alors un système au sein duquel les individus et leurs rapports socioéconomiques sont appelés à être capitalistes ou en tout cas, régulièrement incités et récompensés à l’être. Mais quel est le socle idéologique de la pensée capitaliste ? Sur quels fondamentaux, notamment sur le plan social et économique, le capitalisme repose-t-il ? Cette définition, bien trop générale, ne nous permet véritablement d’y répondre.

Pour pleinement cerner le capitalisme (qui rappelons-le, est l’objet de cet article), il faudrait certes s’intéresser aux contextes émergents du capitalisme, afin d’identifier l’essence de sa réalité sociohistorique, notamment en élucidant la question des origines, puis des évolutions du capitalisme (voir PART 2). Mais ceci passe nécessairement par une brève évocation des sociétés dites « protocapitalistes » ou précapitalistes, qui portaient déjà en elles les germes du capitalisme sans pour autant être dominées par l’idéologie et les pratiques capitalistes.

Définir le capitalisme, c’est d’abord distinguer un principe d’un système dont la mise en place est bien postérieure à l’émergence des premières activités capitalistes. [²²]

Or, avant d’en arriver là, et avant de questionner la pertinence du système capitaliste lui-même, les essentialisations sur lesquelles il repose et leurs dérives ; si le capitalisme, à l’origine, est bien un système de principes et valeurs qui encore aujourd’hui structurent nos sociétés, et que ce système repose bien sociohistoriquement sur des pratiques particulières, quelle est sa matrice idéologique ? Existe-t-il même plusieurs formes de capitalisme ?

Une chose est sûre : il faut différencier le capitalisme, ou système capitaliste, d’activités ou comportements capitalistes au sein d’une société donnée. Car c’est bien l’extension de ces dynamiques locales interpersonnelles, vers une dimension globale s’étendant jusque dans les différentes couches de la société, qui marque le passage d’une société peuplée çà et là d’attitudes capitalistes, à une société profondément et structurellement capitaliste, régie par l’idéologie capitaliste :

« comme le note Max Weber, la volonté de s’enrichir ne suffit pas à définir l’« esprit du capitalisme », suivant l’expression consacrée par un de ses contemporains Werner Sombart (…) Quelles qu’en soient les sources, la pénétration du principe capitaliste dans certains segments des sociétés antiques ou médiévales plus ou moins connectés ne suffit pas à caractériser celles-ci de capitalistes. » [²²]

Comme avant-propos, en se basant notamment sur ce qui a été balayé au point précédent, nous pouvons dégager des principes clés qui ont alimenté ce processus de normalisation de l’ethos capitaliste, qu’il s’agisse du capitalisme marchand du XVIIe ou encore du capitalisme (néo)libéral européen de la fin du XXe siècle, que nous définirons dans la seconde partie.

De ces principes, nous pourrons alors dégager une définition générique, au-delà des approches et définitions multiples des différents penseurs ayant travaillé sur le capitalisme et sa signfication, bien trop nombreuses que pour être énumérées. Comme le rappelle Michel Beaud, économiste français [²], l’impossibilité de synthétiser l’ensemble des travaux sur le capitalisme, nous amène malheureusement à faire des choix (sans doute subjectifs en partie) dans la littérature scientifique :

Pour l’essentiel, dans ses multiples usages, le mot « capitalisme » désigne la même réalité, mais les lectures de cette réalité sont diverses et ce que recouvre l’expression « le capitalisme » peut profondément différer : ce qui en rend très délicat l’usage (…) il est impossible, pour traiter notre sujet, de prendre en compte la multitude des points de vue des auteurs qui ont traité du capitalisme.

 

3) Principes de base de l’idéologie capitaliste

 

Loin de prétendre ici que nous pourrions résumer le capitalisme en quelques préceptes, il devrait être possible d’identifier les grands leviers ayant permis à l’attitude capitaliste de se généraliser, de s’imposer et de rétroactivement se renforcer à mesure que le capitalisme gagnait du terrain. Ces différents principes s’articulent nécessairement entre eux, de sorte à consolider, structurer, organiser et développer l’esprit capitaliste au point qu’il en soit devenu hégémonique.

Par ailleurs, ces principes incarnent également des valeurs, rapports au monde, ou pour le dire autrement, des idéologies qui s’entremêlent pour former une matrice idéologique, un système de pensée plus ou moins cohérent (du moins, cohérent avec le schème de croyances afférent) qui rationalise non seulement le comportement capitaliste, mais également des modes d’organisation et sociétés capitalistes : c’est cet ensemble, en interaction, qui symbolise ce qui est nommé capitalisme.

En définitive, si nous parvenons à dégager les principes (*) cardinaux, nodaux, structurants du capitalisme, ceux-là même qui renforcent les processus et dynamiques sans lesquels il n’aurait ni pu voir le jour, ni acquérir pareille substance, nous serons donc en mesure de dégager une définition générale du capitalisme, qui souffrira certes de quelques approximations, mais qui nous permettra d’un peu mieux cerner cette bête aux contours souvent trop flous.

(*) Ces principes sont eux-mêmes fondés sur des croyances ou mythes plus ou moins pertinents. Il serait particulièrement chronophage de tous les analyser, mais nous reviendrons sur certains des plus répandus dans nos sociétés occidentales plus loin dans cet article ou dans la PART 2.

 

3.1) Profit et propriété privée lucrative

Structurée autour de la maximisation du profit, ou plus largement, d’une accumulation du pouvoir économique (dans une société capitaliste, le capital), la société capitaliste produit visiblement des rapports de subordination et d’exploitation légitimés par la recherche de profit, à des fins individualistes.

Si l’on a pu brièvement dévoiler en quoi le capitalisme ne se contente pas seulement de produire des inégalités ou stratifications sociales, mais s’y repose fondamentalement (d’où sa nécessité presque mécanique de les maintenir dans une certaine mesure, même dans sa forme la plus « reponsable ») [][] (pg 7 à 18), la question est de savoir pourquoi cette attitude capitaliste, l’exclusive poursuite de son propre intérêt, a fini par devenir moralement bonne, ou du moins acceptable.

Cette mouvance reposera notamment sur cette idée (ou croyance ?) que plus le nombre d’individus cherchant à maximiser son intérêt personnel, son capital, est important, plus la société toute entière (alors perçue comme la somme des individus la composant) est prospère [⁹⁸]. En découle ainsi le postulat suivant lequel la somme des intérêts privés rencontre l’intérêt général.

Cette théorie, que l’on appelle couramment « La main invisible« , est généralement attribuée à Adam Smith, philosophe des Lumières du XVIIIe siècle, et sera ensuite interprétée comme étant « la main invisible du marché« , l’un des principes fondateurs de la doctrine économique libérale. à savoir le libéralisme économique [¹], devenue doxa en Occident à partir de la Révolution industrielle. Découlera notamment de cette doctrine le concept d’économie de marché [¹⁵].

Notons qu’Adam Smith n’a jamais formulé ce principe de la sorte, et qu’il s’agit d’un détournement de son sens véritable ! [²⁸][²⁹][³⁰] Nous explorerons cet aspect quelque peu mythologique (voire tautologique) dans la PART 2.

Il reste que dans ces conditions, la primauté de l’intérêt particulier s’impose d’elle-même : seules les affaires privées, y compris celles dont on peut tirer une plus-value, comptent, via, entre autres, une libre participation à la société commerçante (socle de la liberté individuelle selon Sieyès [²³]).

C’est dans cet esprit que sera pensée et constitutionnalisée la propriété privée individuelle. Reprise dans le code civil napoléonien qui fut décliné dans de nombreux pays [²] (page 57), l’élaboration du droit sacralisant la propriété privée s’est aussi développée aux USA, sous une forme plus radicale encore [²⁵] :

La propriété privée s’élabore à partir de la Renaissance, en tant que pendant de la souveraineté politique : l’individu règne en maître sur ses choses comme le souverain sur ses sujets. Elle devient un droit naturel, celui de la personne à jouir comme elle l’entend des fruits de son travail. La Révolution sanctuarisera cette idée dans la Déclaration des droits de l’homme. [²⁶]

« Au siècle des Lumières, les défenseurs du droit naturel moderne et séculier, notamment Kant, développèrent cette théorie de la propriété individuelle dans le sens d’une relation étroite et d’une interdépendance entre la propriété et la liberté de l’individu. La propriété privée devint – dans la théorie de Hegel – une condition essentielle de l’épanouissement de la personnalité humaine, justifiée par l’objectif d’atteindre et de garantir la liberté. Les fondements théoriques d’un concept moderne de propriété, bourgeois et libéral, étaient ainsi posés. Ils furent immédiatement intégrés dans les grandes codifications juridiques de l’Europe et des États-Unis d’Amérique au cours des dernières années du XVIIIe siècle. » [²⁷]

La propriété privée ainsi constitutionnalisée, est garantie par l’Etat et définie selon 3 dimensions, dont 2 qui s’avéreront décisives dans la normalisation du capitalisme : [²] (pg 59)

  1. la détention, sur le plan juridique, d’un titre de propriété, nous donnant le droit de disposer et jouir d’un bien comme on l’entend (utiliser, transformer, rénover un bien,…) ;
  2. le droit de transférer cette propriété, ou partie de celle-ci, à un tiers, temporairement comme définitivement : vendre, donner, concéder, hypothéquer ;
  3. le droit d’accéder à un bien et des ressources qui répondent à des besoins sans être spécifiquement le détenteur du titre de propriété en lui-même (usufruitier).

Logiquement, l’on comprend que les deux premières dimensions de la propriété privée, sur le plan constitutionnel et juridique : l’absolutisme du titre de propriété (1.) et des modalités de son transfert (2.) ; font de ce que l’on possède l’extension de notre propre personne, de ce qui nous est le plus sacré, de ce qui nous appartient le plus intimement et personnellement (conformément à la propriété selon John Locke [³⁵]). La troisième, quant à elle, peut éventuellement servir à en atténuer les dérives, en garantissant par exemple l’accès aux ressources pour tous sans passer directement par la propriété.

Reste que ceci a pour conséquence la priorisation, par défaut, de la propriété privée individuelle avant d’envisager d’autres formes de propriété (publique, collective, commune,… ). En d’autres termes, à partir de là, il sera d’autant plus aisé de transformer des communs, gérés par l’ensemble d’une communauté, en une propriété privée, que l’inverse.

« Du XVIIIe au XXe siècle, le droit de propriété, individuel, exclusif et privé, s’est donc inscrit comme le paradigme de la détention des biens et des usages que ceux-ci offrent. Son modèle, non sans discussions, s’est étendu aux créations intellectuelles (aux œuvres et inventions tout d’abord). À l’inverse, toutes les formes de propriété collective, à l’exception de celle de l’État et de ses dérivés, ont été regardées comme peu désirables et marginalisées. » [³⁶]

Dans ces conditions, le sens même de la propriété est aujourd’hui davantage orienté vers la recherche de son propre intérêt et le choix débridé d’en faire ce que l’on veut, plutôt que vers l’intérêt général : limiter quelqu’un dans son droit d’abuser d’un bien, des ressources qu’il possède, d’en contraindre (voire interdire) l’usage ou l’appropriation, même dans le cas où l’exercice de son intérêt particulier menace frontalement l’intérêt commun, est souvent un combat de longue haleine, et les exemples sont légion, telle la tentative de faire reconnaitre le crime d’écocide.

Cette conception émergente de la propriété donne ainsi à l’individu propriétaire la pleine souveraineté sur son bien, au sens impérial du terme : rien ne peut s’opposer, outre les autres dispositions prévues par la loi et la constitution (souvent trop pauvres), à la façon dont un propriétaire va jouir, profiter de sa possession, de son bien. En définitive, en dehors du cadre légal prévu, le détenteur a tous les droits sur cette chose comme il a le droit de disposer de lui-même, et il est le seul à pouvoir décider de son usage : un bien à usage personnel mais également une rente, un moyen de production (outil de travail),…

Bref, si commercer est perçu comme l’un des moyens de jouir de ses affaires privées (via le profit), et que cette jouissance constitue une liberté fondamentale garantie par le droit de propriété, alors, outre les critiques que l’on peut adresser à l’idéologie de la propriété privée et la façon dont elle s’incarne politiquement, économiquement, juridiquement dans nos contrées [³¹][³²][³³][³⁴], la propriété privée à but de lucre devient également centrale dans la manière d’organiser nos activités socioéconomiques, puisqu’elle renvoie à la liberté et au droit légitime de commercer en vue de maximiser son intérêt propre.

N.B. : mais si cela revenait à nuire à la liberté d’autrui ? C’est une réflexion qui se pose, et que nous portons à TSEB !

Ce faisant, cette propriété privée à but de lucre devient l’un des piliers de la liberté individuelle, donc centrale. En outre, à partir du moment où le profit, au travers du droit à la propriété tel qu’il fut constitutionnalisé, devient également liberté fondamentale, il représente un principe cardinal, une boussole dans nos sociétés, là où ce n’était pas le cas auparavant.

A ce moment, les individus recherchant seulement la suffisance, le simple usage de leurs propriétés, partent avec un handicap substantiel par rapport à ceux qui utilisent leurs propriétés pour dégager une plus-value : pendant ce temps-là, ils laissent à ceux-ci la possibilité d’accumuler toujours plus de propriétés, notamment de moyens de production (ceux-ci étant reconnus comme des propriétés), ce qui revient à leur déléguer le pouvoir économique. Pour ne pas « perdre », il faut jouer le jeu…

« on met, en effet, sur le même plan à la fois les biens à usage personnel, dont les individus jouissent seuls ou avec leur famille, et les moyens nécessaires à la production (…) Au terme de cette double confusion, la possession par un individu d’un logement, fruit de son labeur personnel, est assimilée à la propriété privée de moyens de production (d’entreprises), qui découle de l’accumulation des fruits du travail de dizaines, voire de centaines de milliers de salariés, des décennies durant. » (Alain Bihr & François Chesnais, respectivement sociologue et économiste) [²⁵]

 

3.2) (Omni)marchandisation…

Ainsi, la finalité de la propriété privée n’est plus seulement de pouvoir user d’un bien qui réponde le mieux possible à des besoins singuliers individués, elle est également de produire un enrichissement à travers le commerce, mais pas n’importe lequel : un commerce dont le lieu et le type d’échange permettent la plus-value, c’est-à-dire de vendre plus cher un bien qu’il n’a coûté lors de son acquisition ou production. Ce lieu, c’est le marché [³⁷].

Pour ce faire, pour que nos possessions ou propriétés puissent être achetées ou vendues sur le marché, il est impératif qu’elles deviennent des marchandises, que l’on puisse leur attribuer une valeur d’échange, monétaire et que ce processus soit encadré par un ensemble d’institutions et règles qui gouvernent l’ensemble du marché et ses acteurs [³⁸], tout en s’assurant du développement et maintien de cet ensemble protocolé, socialement construit. Ce processus, c’est la marchandisation.

Cependant, la marchandisation ne se limite pas qu’à la mise sur le marché d’un bien ou service ou à la transformation de celui-ci en marchandise. En réalité, la marchandisation désigne également le fait de rendre marchande une relation économique qui ne l’était pas auparavant [³⁹] : une relation qui, entre autres, échappait à cette logique de profit.

Reprenons notre exemple des tomates développé dans notre article sur les limites à la croissance : si je choisis de partager mes tomates directement avec mon voisin en lui donnant une partie de celles-ci, sans rien lui demander en retour (notamment parce que j’en produis trop et que j’ai déjà tout ce dont j’ai besoin), mes tomates échappent à la marchandisation : je ne suis pas passé par le marché pour vendre mes tomates, en essayant de les vendre au plus offrant ou en m’alignant sur le prix du marché ; je lui en ai simplement fait don.

De même si mon voisin, en guise de remerciement et par réciprocité, me propose de passer chez moi la semaine suivante pour m’aider à réparer ma plomberie, ni son aide à la réparation ni mes tomates n’ont été mises à prix sur le marché : nous avons tous deux choisi de ne pas passer par le marché, ni de comparer stricto sensu la valeur d’échange de mes tomates avec celle de son service, ni de calculer combien de tomates il aurait fallu lui donner en échange de son aide.

Enfin, l’Etat (ou toute institution responsable et ayant l’autorité de collectiviser des ressources) pourrait aussi décider de saisir mes tomates pour les répartir équitablement au sein de la population, de sorte que tout le monde puisse en bénéficier.

Nous voyons ainsi que ces 4 modes d’allocation (le don, la réciprocité, la répartition et l’échange marchand) ne mettent pas de la même manière en circulation les biens et services sur le plan économique, que l’interaction qui se joue entre un tiers et soi-même est profondément diférente et que par conséquent, la nature de la relation avec autrui n’est pas la même. En outre, suivant le mode d’allocation adopté, la désignation de qui va utiliser les biens et services produits, c’est-à-dire le protocole régissant l’accès aux ressources, change.

Ainsi certains protocoles sont, selon les projets de société, plus privilégiés que d’autres, et dans le cas du capitalisme il s’agit de l’échange marchand : comme nous l’avons vu, l’attitude capitaliste repose sur la recherche du profit. Or, pour qu’il y ait plus-value, il est utile de calculer, soit d’attribuer une valeur marchande, monétaire, au bien ou au service proposé, en vue d’en tirer un avantage comparatif (là où ce n’est pas forcément le cas pour un échange non marchand [⁴¹]).

« C’est l’économie monétaire généralisée qui, en imposant un rapport spécifique au temps et à la dette, permet l’ouverture d’un circuit économique et devient la condition de l’affirmation du capitalisme comme système. » [²²]

Pour reprendre l’exemple de mes tomates, dans un échange marchand capitaliste, je dois essayer de les vendre plus chères qu’elles ne m’ont coûté à produire, ou de les revendre plus chères que je ne les ai achetées. In fine, dans cette opération, l’une des deux parties sera, sinon lésée, « perdante » : moi si je les vends à perte ; l’autre s’il les paie plus chères qu’elles n’ont réellement coûté.

N.B : cela demande aussi de marchandiser le travail qui a été nécessaire pour produire les tomates, lui attribuer une valeur monétaire d’échange, malgré toutes les difficultés et le caractère – au moins en partie – arbitraire de la chose ! Ceci pose évidemment débat quant à la valorisation économique de tout le travail informel, produit hors de la sphère marchande (organisé via d’autres modes d’allocation) mais non pas moins essentiel : s’occuper des enfants, faire du bénévolat,…

Par conséquent, la marchandisation (et le mode d’allocation du marché, à savoir l’échange marchand) se prête bien à la logique capitaliste, dans le sens où elle permet des échanges profitables (asymétriques, inégalitaires) et exclusivement monétarisables, reposant sur un mode de calcul universel de la valeur d’échange : le prix.

En comparaison, le modèle capitalistique repose sur l’échange, mais un échange qui est à la fois bilatéral, contraignant et inégalitaire (…). A cet égard, l’échange est deux fois bilatéral, contraignant et inégalitaire : (i) sur le marché des biens, et (ii) sur le marché du travail (…) [⁴⁰]

Dans ces conditions, il est non seulement bien plus simple d’évaluer la plus-value, soit le profit d’une opération commerciale, là où ce n’est pas (ou moins) le cas pour les autres formes d’allocation non marchandes, mais en plus, l’esprit de recherche du profit s’incarne de façon moins évidente au sein du don (contre-don) ou de la répartition, qui bien souvent sont même utiles pour contrebalancer les effets pervers de l’accumulation (cf. la répartition).

« Au sein d’un système capitaliste, la vie matérielle et la « reproduction sociale » sont entièrement médiatisées par le marché, de sorte que les individus doivent, d’une façon ou d’une autre, nouer des relations marchandes pour avoir accès à leur moyen de subsistance (…) ce qui rappelle le « fétichisme de la marchandise », pour reprendre la formule de Marx » [⁴⁷]

En revanche, le don et la réciprocité ne sont pas non plus imperméables à une recherche (voire accumulation) de capital symbolique [⁴⁸], aux jeux de pouvoir, de domination ou encore de rivalité [⁴³]. Ceci dit, la dimension sociale de ces modes d’allocation est plus marquée que dans un échange marchand et l’existence de relations désintéressées peut y être bien plus prégnante (cf. l’économie du don [⁴⁹]) :

Pour Mauss, (…) en régime marchand, une transaction réussie est une opération qui libère les partenaires de leur dette ; en régime de don, plus il y a d’échanges, plus il y a de lien. Un don ou un contre-don réussis laissent toujours derrière eux une relation privilégiée entre des personnes ou des groupes que le sociologue Jacques Godbout qualifie de « dette positive » : c’est une dette, mais au lieu de symboliser un manque, elle symbolise l’existence d’une relation particulière – faite de confiance, mais aussi éventuellement de défi – entre des personnes. [⁴⁵]

Bref, cette résurgence du capitalisme et son hégémonie semble aller de pair avec plus de marchandisation, faisant écho à ce que Marx appelait « le fétichisme de la marchandise » (ou fétichisme de l’argent) : a de la valeur seulement ce qui est valorisable sur le marché, c’est-à-dire ce qui a une valeur monétaire ou un prix. Le but devient alors d’étendre le marché à tous les aspects de la vie et de la Nature, en ce compris nos corps, nos esprits, notre image, les ressources et le reste du vivant, sans quoi ceux-ci sont considérés sans valeur ou alors perçus comme un manque à gagner.

« Chaque forme d’allocation a une mentalité différente. Je reviens à David Graeber, un anthropologue qui a aussi beaucoup travaillé sur la monnaie, où lui montrait que des sociétés dans lesquelles l’échange marchand devient hégémonique dans des processus d’allocation, apportent une mentalité acquisitive, commercialiste, accumulatrice » [⁴¹]

Ceci n’est pas sans conséquences. L’attribution d’une valeur exclusivement monétaire à un objet, ressource,… invisibilise certaines de ses propriétés intrinsèques, inquantifiables : dans le cas de la Nature, la régénération spontanée (sans intervention humaine) d’un écosystème, ne faisant intervenir aucune exploitation de ressource, transformation ou travail humain, échappe à la logique commerciale et n’a donc aucune valeur aux yeux du marché, alors qu’elle est indispensable au maintien de nos conditions d’existence.

En définitive, la marchandisation de toute chose nous réduit à des biens ou services purement monnayables et subordonnables à ceux qui peuvent se les acquérir : l’on appartient à l’autre suivant les termes repris dans le contrat d’échange, ce qui réduit notre identité, notre valeur intrinsèque, notre qualité d’être humain et social, au service ou bien proposé. Michael Sandel appelle ce processus la corruption par la marchandisation [⁴²] :

« En matière de don, on peut penser à l’éducation des enfants. C’est David Graeber qui disait que naitre dans le don, c’est notre première expérience en tant qu’être humain : on arrive en tant que nouveau-né et là d’un coup, y a des gens, qu’on ne connait pas, qui nous élèvent gratos. Mais on pourrait le marchandiser, imaginer que c’est des heures de boulot et rembourser la dette à ses parents à 18 ans, ce qui boosterait le PIB comme jamais ! Mais selon Michael Sandel cela viendrait corrompre l’essence même de la parentalité, cette beauté d’avoir un enfant qui est un acte non économique ! » [⁴¹]

Si l’on extrapole, dans un monde qui serait purement marchandisé, n’importe quel désir pourrait être assouvi en échange d’argent, y compris les désirs les plus fantasques et dangereux. La vie, en dehors de sa valeur marchande, n’aurait plus aucun intérêt, rendant ceux qui ne parviennent pas à se valoriser mieux que les autres sur le marché, inutiles, indésirables. Dans un tel monde, l’on voit mal comment nous pourrions nourrir plus de relations d’entraide, pacifiques, altruistes, désintéressées, solidaires avec les autres et respectueuses du vivant :

De nombreux théoriciens de l’économie politique, dès la première moitié du XXe siècle, comme Polanyi (*) ont souligné l’incapacité de l’échange marchand, du contrat, et de la réciprocité restreinte qui les fonde, à tisser un lien social durable et satisfaisant pour les citoyens. Ils dénoncent même parfois leur caractère destructeur pour la société elle-même. [⁴⁰]

Heureusement, il s’avère que même dans une société dominée par des logiques capitalistiques, le don et la réciprocité n’aient jamais totalement disparu, montrant que malgré tout, cette omnimarchandisation n’est, fort heureusement, jamais parvenue à totalement s’imposer.

Toutefois, depuis l’émergence du capitalisme, la sphère marchande n’a cessé d’être dominante au sein de l’économie, et bien que son expansion fut mieux contenue dans le keynésianisme (là où il fut appliqué), elle a retrouvé un nouveau souffle depuis l’ère néolibérale sous la forme de privatisations, entre autres. Cette marchandisation s’est même étendue au secteur financier, tout autant qu’elle fut stimulée par la finance, à tel point que nous parlons à présent d’économie financiarisée.

 

3.3) … Et financiarisation

La financiarisation, c’est-à-dire la circulation croissante (et la dépendance vis-à-vis) de capitaux financiers sur le marché [⁵⁰][⁹⁹] (l’épargne, les titres de propriété, les actions et autres actifs financiers) va de pair avec la marchandisation de l’économie : c’est-à-dire lorsque les moyens d’investissement deviennent, au même titre que les biens et services, des marchandises que l’on peut alors acheter et (re)vendre sur le marché (à savoir, les marchés financiers [⁵²]) afin d’augmenter son capital, sans nécessairement passer par l’accroissement (l’investissement dans) des moyens (matériels) de production.

Lorsqu’on évoque la financiarisation, on pense surtout au boom des transactions financières (opérations boursières, trading,…) à partir des années 80′, permis grâce aux outils informatiques [⁵³] qui augmentent considérablement le nombre d’ordres, d’opérations d’achat et de vente de produits financiers (et pas seulement).

Cependant, ce processus de mise sur le marché, c’est-à-dire de marchandisation de capitaux financiers, existait déjà bien avant l’arrivée des ordinateurs. En effet, pour acquérir des moyens de production, l’investissement personnel ne suffisait pas toujours et il fallait aussi pouvoir effectuer des prêts, soit auprès des banques, soit auprès d’autres particuliers. Rapidement ces prêts, accompagnés de taux d’intérêt, ont pu être rachetés ou revendus à d’autres acteurs du marché, de même pour les autres produits financiers.

La financiarisation correspond ainsi à l’augmentation croissante des institutions, acteurs et établissements financiers dans l’activité économique [⁵⁰] (qui, vous l’aurez compris, est principalement marchande dans le capitalisme). En outre, il s’agit de la marchandisation de moyens (souvent immatériels) permettant de financer, d’investir de l’argent (dans des activités marchandes) ou encore d’intensifier les flux financiers (le nombre d’opérations d’achat/vente) sur le marché.

N.B. : Le caractère immatériel de la plupart de ces moyens, tels par exemple les produits financiers, est d’ailleurs un véritable problème. Étant purement fictifs, ils ne servent pas directement à produire des biens et services et leur valeur est strictement symbolique. Par conséquent, si les profits dégagés par leur vente ne sont pas réinjectés dans l’économie réelle (la production de biens et services), mais directement utilisés pour acheter d’autres produits financiers en vue de faire du profit, cela revient à créer de la monnaie qui, au lieu de stimuler l’activité économique, s’accumule dans un hangar.

Ce processus conduit à ce qu’on appelle une bulle spéculative, entrainant un décalage entre la taille des marchés financiers (leur masse monétaire) et le reste de l’économie, si bien que les deux sont de plus en plus déconnectés, jusqu’à donner lieu à une crise financière (cf. la crise des subprimes [⁶⁰]) en l’absence de reconnexion préalable, celle-ci requérant des conditions que le processus de financiarisation semble peiner à maintenir durablement.

A priori, la financiarisation de l’économie n’est donc pas tant un principe cardinal, qu’un phénomène amplificateur et moteur du capitalisme marchand, où le marché et la recherche de plus-value s’étendent dorénavant au-delà des biens, services et moyens de production. Toutefois : 

« le capitalisme est par essence financier car il institutionnalise et rationalise, par l’entremise de la monnaie, la captation de rentes. Fernand Braudel (1985) voit dans cette nature financière – et monopoliste – le véritable invariant du capitalisme » [²²]

La financiarisation découle aussi de pratiques monétaires (p. ex. la création de monnaie), qui se multiplient à mesure que le marché gagne en ampleur. Ces pratiques reposent notamment sur le développement et l’utilisation d’instruments financiers, utiles pour contrôler la façon dont la monnaie circule, est captée, etc. Il s’agira p. ex. de capter cette masse monétaire au bénéfice de secteurs stratégiques, en expansion, particulièrement lucratifs et intéressants pour investir du capital.

Dès lors, répondant à un besoin croissant en capital, le rôle occupé par la sphère financière devint de plus en plus décisif dans l’économie de marché (le développement de certains marchés), c’est-à-dire dans le processus de marchandisation ipso facto.

En définitive, marchandisation et financiarisation s’entretiennent mutuellement, un peu comme les faces d’une même pièce : la sphère financière est gonflée par le prisme de la marchandisation et de la monétarisation, tandis que la financiarisation de l’économie a permis le développement de nouveaux marchés (pas nécessairement financiers, même si…), soit de renforcer la marchandisation !

Si la marchandisation est caractéristique intrinsèque du régime capitaliste, à la fois produit et élément structurant de son développement, il en est finalement de même pour la financiarisation. La boucle est bouclée.

« Joseph Schumpeter (…) explique que compte tenu de l’importance de la composante financière de la production et du commerce capitaliste, c’est peut être l’évolution du droit, l’utilisation de titres négociables et la création de dépôts bancaires qui offrent le meilleur indice de la date d’émergence du capitalisme. Ainsi pour Schumpeter, le développement d’un système financier est un facteur essentiel de l’avènement du système capitaliste à proprement parler (…) Henry Dunning MacLeod (…) remarque dans ses Principes de Philosophie Economique (1872) que le fait que la dette est un bien et qu’elle peut se vendre est sans doute la découverte qui a le plus d’influence sur l’évolution de la race humaine. On en arrive donc à s’interroger sur les changements institutionnels qui permirent l’achat et la vente de dettes (…) Il fallut transformer la loi sur le sujet de manière significative pour rendre ces échanges possibles. » [⁵¹]

 

3.4) Subordination du capital sur le travail

Pour rappel, dans l’échange marchand, la dette se limite surtout à  « une obligation de rendre une chose ou somme empruntée dont l’individu doit se délivrer sous peine de s’exposer à des rapports de dépendance et de servitude » [¹⁰⁰]. Par extension, au sein du capitalisme (qui rappelons-le, est structuré par la marchandisation), elle perd de son sens positif [⁴⁵].

« la dette symbolique, personnelle et inaliénable est devenue financière, impersonnelle et transférable. Cette évolution a d’une part été accompagnée par la constitution historique de l’obligation de payer (…) C’est d’autre part la monétarisation croissante des rapports sociaux qui entraîne la multiplication contemporaine des liens de dette. Mais la monnaie (…) est ambivalente, selon qu’elle coupe le lien (quand elle solde le compte) ou qu’elle fait lien (quand l’échange est une forme de reconnaissance de l’autre). » (Bernard Hours et Pepita Ould Ahmed, respectivement historien et économiste) [⁴⁴]

Dans un sens, cette conception de la dette réduit l’emprunt à une avance dont il est fondamental de s’acquitter, sous peine de perdre sa liberté. A tel point que même au sein d’une institution telle que l’Etat, capable de s’endetter (dans le sens d’investir davantage qu’elle n’a de trésorerie) quand cela est nécessaire et de faire « rouler leur dette » [⁵⁵][⁵⁶], s’imposent des politiques qui défendent sa jugulation, voire son remboursement au-delà des taux d’intérêt, engendrant par la même un déclin des services publics…

En définitive, l’idéal d’absence de dette supposerait que nous ne devions plus rien à personne : que nous ne sommes responsables que de nous-même, que l’on se construit par soi-même et que nous nous autosuffisons. Dans ces conditions, seul l’intérêt purement individuel a de l’importance, les avantages que l’on perçoit relèvent exclusivement du mérite personnel et nos semblables ne représentent qu’un ensemble d’obstacles menaçant nos intérêts propres, face auxquels il convient de tirer le mieux possible son épingle du jeu.

Si l’on extrapole, selon cette approche, le faire société ou vivre ensemble, de même que l’Etat social et les mécanismes de redistribution, d’entraide, de solidarité, apparaissent comme nuisibles, ce qui ressemble à s’y méprendre à la thèse libertarienne ou « anarcho-capitaliste » [⁵⁴]. Ainsi, ce qui fait le plus souvent foi dans le capitalisme est une conception assujettissante de la dette [⁶³], d’où cette idée de devoir annihiler la dette, envers et contre tout. Pourtant :

« La dette dont on ne peut pas s’acquitter n’est pas nécessairement négative. Elle ne porte pas seulement sur l’avoir mais sur l’être, car elle affecte l’identité de celui qui reçoit et remet en question son sentiment de suffisance » (Nathalie Sarthou-Lajus, philosophe) [¹⁰⁰].

Ce faisant, le sentiment de redevabilité non aliénant existe bel et bien, par exemple lorsque l’amour inconditionnel de nos parents alimente le désir de les soutenir et les épauler à notre tour, vers une forme de réciprocité qui, Il va sans dire, constitue l’un des ciments du vivre ensemble. Dès lors la dette peut ne pas être aliénante, mais cela suppose de dépasser la marchandisation de l’être devenant marchandise, c’est-à-dire avoir, ou encore une vision purement comptable, économiciste, capitaliste de la dette.

Par extension, la propriété privée à but de lucre présente la redevabilité comme un manque à gagner, tant la plus-value perçue à titre personnel est amoindrie dans le cas d’une situation de réciprocité qui ferait passer le désir de contre-donner à autrui avant la maximisation de son propre intérêt, ou encore imposerait moralement le partage cette fameuse plus-value. Il faut donc que la dette soit remboursée au centime près, comptablement, afin de neutraliser ce sentiment.

A contrario, celui qui effectue l’avance s’attend non seulement à ce que la totalité lui soit rendue, mais à en percevoir un bénéfice additionnel au vu de cette charge symbolique qu’est la dette : prêter peut mettre à mal l’intérêt personnel si jamais l’autre ne rend pas à la hauteur de ce qui lui a été avancé, et face à ce risque, selon la logique capitaliste, il serait d’autant plus légitime d’en dégager une plus-value que ce soit via des intérêts, la revente du titre de cette dette ou des garanties économiques, sociales, politiques.

Ceci constitue, en conséquence, un élément décisif dans l’idéologie capitaliste : celui qui prête, nécessairement détenteur de moyens matériels et/ou financiers, est en droit de faire du profit sur l’avance qu’il effectue, constituant alors sa récompense face à l’incertitude de récupérer la totalité du capital mobilisé.

« La vision classique du profit est assez simple. Le profit consiste en une forme de rémunération variable, au sens qu’elle est incertaine mais espérée, liée au risque pris par le détenteur de capital. En clair, le profit serait la part de rémunération revenant à l’investisseur afin de récompenser sa prise de risque. » (P. Hurteau, politologue) [⁶¹]

Enfin, si chacun note que l’investissement est un préalable à toute activité économique, fallant bien développer les moyens de production avant de produire quoi que ce soit, l’autre élément substantiel en régime capitaliste réside dans ce choix de penser l’avance en capital préalablement accumulé, comme principale modalité d’investissement dans le circuit économique, 

« Le capitalisme repose sur une pratique tout à fait significative : pour pouvoir produire, il faut un préalable, une avance en capital soit par une monnaie qui endette soit par le prêt de sommes accumulées sur le marché des capitaux » (B. Friot) [⁵⁹]

En d’autres termes :

  • le rapport capitaliste à la dette pose le prêteur (l’investisseur) comme acteur économique essentiel et, en guise de compensation, l’acte d’avance en capital comme potentielle source de profitTout l’enjeu des capitalistes sera précisément d’en limiter les risques au maximum : l’exigence de garanties, l’adoption de dispositions légales avantageuses,… De sorte que la balance bénéfice/risque reste digne d’intérêt.
  • le capitalisme consiste également à poser que sans avance préalable en capital, sans endettement auprès des grands capitaux, il n’y a pas de travail (et donc création d’activité, de valeur économique) possible

En justifiant de la sorte le caractère décisif du détenteur de capital, et à partir du moment où l’on acte que l’investissement ou avance en capital est la source de la création de valeur, c’est-à-dire du travail, il convient alors de distinguer l’investisseur capitaliste des autres acteurs économiques, bénéficiant ainsi du statut particulier de principal créateur de valeur.

En définitive, le capital avancé endette le producteur ( = le travailleur) vis-à-vis de son détenteur (le propriétaire des moyens de production, l’actionnaire) : sans lui, impossible d’avoir à sa disposition les outils pour produire. Pour éponger cette dette, le propriétaire récupère la plus-value produite par le producteur (cf. la propriété privée lucrative), dont la force de travail est préalablement mise à sa disposition (lui est vendue). Cette subordination employeur/employé, selon les termes du contrat qui les lie, s’effectue en échange d’un salaire payé après coup, et financé grâce à une partie de cette plus-value produite. [⁵⁹]

« Ce dispositif suppose que les travailleurs sont endettés et lorsque, avec cette dette, est financé de l’investissement en outils de production et en moyens de production (énergie, matières premières, consommations intermédiaires, etc.) la production de biens finaux vendus va produire une valeur ajoutée qui sera affectée au remboursement de la dette et, en final, au salaire. » (B. Friot) [⁵⁹]

« C’est ainsi que nous avons été éduqués dans l’idée que « tout travail mérite salaire », que le préalable au salaire, c’est le travail. » (B. Friot, sociologue) [⁵⁹]

L’on pourrait pourtant tout à fait imaginer un autre type d’avance qui n’endetterait pas l’activité économique et ses producteurs de cette façon. Nous vous réservons cette fascinante exploration pour un prochain article, mais les plus curieux peuvent d’ores et déjà profiter d’une petite mise en bouche en consultant les travaux du sociologue Bernard Friot [⁶²].

Il reste que face à cette sacralisation de l’avance en capital, l’on comprend aisément que le fait d’investir du capital dans une activité devient un acte économique décisif, plus décisif encore que le travail lui-même. Ceci positionne ainsi d’autant plus le détenteur de capital en principal créateur d’activités et en droit, en mérite de faire du profit pour pallier les risques pris (aussi hypothétiques soient-ils) à travers son apport en capital. Voilà qui explique pourquoi il est communément admis, par les gouvernements successifs, que ce sont les (gros) détenteurs de capitaux, les très riches, qui créent l’activité, soit les emplois.

Dans ces conditions, l’un des principaux objectifs des politiques publiques, sous régime capitaliste, est d’attirer les gros capitaux en favorisant leur captation des richesses, via notamment une fiscalité allégée, une grande souplesse à l’égard des mécanismes d’optimisation fiscale, etc. [⁵⁵], souvent au détriment des services publics et d’une partie conséquente (devenant aujourd’hui majorité) de la population, la fameuse théorie du ruissellement ayant démontré toute son inefficacité pour faire ruisseler les richesses vers les plus modestes !

Bref, cette hiérarchisation entre capital et travail est au coeur de la matrice idéologique du capitalisme, et repose en partie sur cette acception moderne de la dette : une dette (publique comme privée) qui favorise l’enrichissement des plus riches et qui positionne l’investissement capitaliste comme moteur numéro un de l’économie.

 

3.5) Travail et salariat capitaliste (marchandisation de la force de travail)

Pour que les capitalistes deviennent les principaux investisseurs, il faut non seulement que le capital qu’ils détiennent soit suffisamment élevé (accumuler du capital, voir pt 3.7), mais aussi que le capital, via l’investissement, soit convertissable en activité productive, c’est-à-dire en moyens de production. Pour ce faire, la marchandisation des outils, machines et infrastructures n’est pas suffisante : pour à la fois développer et faire tourner ces instruments, les capitalistes ont également besoin de force de travail, c’est-à-dire de travailleurs à leur disposition pour produire.

L’échange monétaire englobe aussi un échange particulier sur le marché du travail qui induit un rapport de subordination, le rapport salarial, dans lequel les propriétaires des moyens de production contraignent les salariés à vendre leur force de travail. [²²]

En définitive, la marchandisation de la force de travail (qui donnera lieu à l’emploi tel que nous le connaissons aujourd’hui, bien qu’également fruit de conquêtes sociales anticapitalistes) constitue un processus décisif à l’émergence du capitalisme. Elle fait notamment suite à cette idée selon laquelle le travailleur, pour répondre à ses besoins de subsistance, doit se vendre sur le marché du travail, tandis que le propriétaire, en recherche de travailleurs pour faire tourner son activité, puise dans cette masse employable : c’est la rencontre entre l’offre de l’employeur et la demande de l’employé sur le marché du travail.

En résulte bien évidemment une mise en compétition des travailleurs ( = demandeurs d’emploi) entre eux, même chose du côté des employeurs (ceux qui proposent les conditions salariales les plus intéressantes). Mais en pratique, compte tenu :

  • des situations monopolistiques où ce sont les gros capitaux qui dominent et règnent sur le marché
  • de cette subordination du travailleur qui l’empêche de produire en dehors des offres disponibles sur le marché

le déséquilibre ainsi créé peut générer davantage de pression sur les travailleurs, alors contraints d’accepter des conditions ou postes de travail précaires, difficiles voire insensés (en matière écologique notamment) au nom du chantage à l’emploi ; risque de se retrouver au chômage voire sans revenus si l’on ne s’insère pas sur le marché du travail, sur lequel l’on n’a aucune prise puisque n’ayant aucune souveraineté sur le travail. On constate d’ailleurs ces dernières années une dégradation du bien-être au travail. [⁶⁹][][¹]

Cette pression est d’autant plus forte chez les travailleurs indépendants, non protégés par un contrat de travail ni par une convention collective, tributaires de situations monopolistiques et de l’hégémonie de grands groupes sur le marché (prenant notamment la forme d’une forte dépendance vis-à-vis du fournisseur, du prêteur et de l’acheteur [⁶⁶]), pendant que les dividendes des actionnaires, eux, ne cessent de croitre [][] (pg 22 – 23).

Rappelons d’ailleurs que ce monopole est inhérent au capitalisme, fondé sur des échanges par essence inégalitaires  :

« le modèle capitalistique repose sur l’échange, mais un échange qui est à la fois bilatéral, contraignant et inégalitaire (…) : (i) sur le marché des biens, et (ii) sur le marché du travail (…) [⁴⁰]

N.B. : l’une des principales conquêtes sociales du XXe siècle fut précisément de reconnaitre aux travailleurs des droits (tel par exemple le salaire et en particulier le salaire lié à la qualification du poste, défini par convention collective [⁷³]) en contrepartie (et en limitation) de leur subordination, l’archétype du travailleur dans le capitalisme étant le travailleur indépendant non protégé par des droits et payé à la tâche (cf. l’ubérisation).

Au-delà du monopole du grand capital sur la gestion des activités économiques et la structuration du marché des biens, la marchandisation de la masse travailleuse transforme cette dernière en subordonnés, c’est-à-dire en des travailleurs mis à la disposition des propriétaires des moyens de production (par le biais du marché du travail, comme employés, ou comme indépendants) en échange d’un salaire ou revenu, cet échange étant toujours défavorable au travailleur.

« Le système capitaliste est constitué lorsque le rapport monétaire marchand et le rapport salarial [contrainte des salariés à vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production] dominent la production et la consommation ; il n’interdit pas cependant la survivance de formes d’auto-production ni la coexistence d’une coordination par le commandement (État). Les régimes capitalistes émergent donc à partir du moment où les individus sont séparés par l’échange monétaire et où le travail est séparé du capital, seul détenteur des moyens de production. » [²²]

En d’autres termes, dans le capitalisme, le salaire représente la valeur d’échange que doit débourser l’employeur afin de disposer de la force de travail de son employé ( = travailleur marchandisé). L’estimation de cette valeur d’échange dépend entre autres des compétences de l’employé, de l’importance considérée du poste de travail dans l’activité et sa lucrativité, du nombre d’heures prestées, de sa productivité, etc.

Mais dans la pratique, le travailleur salarié n’est quasi jamais payé à hauteur de la valeur économique qu’il produit. En effet, pour augmenter leurs profits, les propriétaires des moyens de production cherchent continuellement à compresser les coûts, dont celui de la masse salariale (qu’ils doivent déduire de la plus-value dégagée) [], et ce de trois manières au moins :

  • maintenir des bas salaires ou allonger la durée du travail, via des pratiques comme le dumping social, des accords entre groupes monopolistiques sur le marché, l’affaiblissement des droits et contrepouvoirs des travailleurs,…
  • remplacer le travail vivant (humain) par du travail incorporé (machines et matières premières) pour reprendre la formule de l’économiste Richard D. Wolff, ce type de travail étant la pleine propriété du détenteur des moyens de production (**)
  • accroitre la ponction sur le travail : augmenter la part des bénéfices revenant aux dirigeants, actionnaires (à mêmes niveaux d’investissement), et subséquemment, réduire la part de valeur produite dédiée aux salaires (*)

(*) L’augmentation de la productivité devient alors un levier majeur pour accroitre cette ponction, car elle permet, à même niveau de salaire pour les travailleurs, d’augmenter les dividendes. En ce sens, la productivité est motrice pour le capital.

(**) Cette réduction du travail vivant a néanmoins un effet pervers, celui de réduire la plus-value []. Ce n’est donc pas le meilleur des calculs à moyen/long terme, comme nous le verrons plus en détail au point 3.7).

Comme nous l’avons développé au point précédent, cette subordination employeur/employé puise sa source dans la subordination du capital sur le travail : les travailleurs, ceux qui produisent la valeur, sont soumis au capital, au sens où ils sont endettés envers les propriétaires des moyens de production considérés comme les acteurs économiques primordiaux, les mêmes étant, du point de vue de l’idéologie capitaliste, à la genèse de toute création de valeur économique.

Une autre justification de ce rapport social est que le travailleur, avant tout considéré comme un être de besoins (payé pour les besoins dont il est porteur pour faire telle tâche) [⁶⁶], est posé en incapacité de décider, en irresponsabilité sur les moyens de production (étant le rôle du capital précisément) : suivant l’idéologie capitaliste, le travailleur produit non pas parce qu’il se soucie de produire, mais surtout pour maximiser son niveau de consommation. Dans ces conditions, il lui faut être « canalisé » pour mettre son travail au service de l’économie capitaliste, et dans le même temps, que cette économie capitaliste devienne la seule alternative possible pour répondre à ses besoins.

Ainsi, pour qu’il soit socialement reconnu comme productif, le travailleur doit être en train de faire quelque chose au bénéfice d’une activité sur le marché (du travail), raison pour laquelle il est postulé par la classe dirigeante comme irresponsable et improductif s’il n’y souscrit pas. Si la rémunération ne constitue pas une motivation (récompense, contrepartie) suffisante, il faut alors contraindre l’individu avec des sanctions (management, perte de ses droits de subsistance,…)..

C’est donc au travailleur de prouver sa valeur à son employeur, et plus largement à ceux qui possèdent les moyens de production : de prouver qu’il rembourse la dette (l’avance en capital) en mettant en valeur, faisant fructifier le capital investi, grâce à sa force de travail (sa productivité). En contrepartie de l’exécution de son travail ( = ses tâches) aligné avec les directives de son employeur et ses attentes (valoriser le capital), le travailleur est alors rémunéré de sorte à pouvoir accéder aux biens mis sur le marché et poursuivre son travail : rester productif, soit continuer à mettre en valeur du capital.

N.B. : même principe pour le travailleur indépendant qui, s’il n’a pas d’employeur direct, reste subordonné aux grands capitaux qui contrôlent le marché (prêteurs, fournisseurs, clients).

Le salaire à la tâche, le fait d’être payé a posteriori pour les tâches qui nous ont été assignées, est ainsi le coeur de la rémunération capitaliste :

C’est ainsi que nous avons été éduqués dans l’idée que le préalable au salaire, c’est le travail (…) que le salaire ne peut venir qu’après le travail. Le salaire est le résultat du travail une fois la dette payée. Au départ de la production, il y a une dette. (Bernard Friot, sociologue) [⁵⁹]

Par extension, n’est ainsi considéré comme travail, dans le régime capitaliste, que ce qui met en valeur du capital, c’est-à-dire une activité capable de générer du profit pour les détenteurs de capitaux ( = rémunérer le capital). En outre, c’est le capital qui circonscrit ce qu’est le travail et les occasions où nous sommes travailleurs (y compris pour les travailleurs indépendants).

« On va être reconnu comme travailleur, et donc titulaire d’un salaire, pour autant que l’on a produit une activité socialement validée comme productrice de valeur pour le capital. Donc on n’est reconnu comme travailleur que par intermittence dans le capitalisme : c’est lui qui décide de ce qui est travail, des temps où nous sommes travailleurs, des occasions par lesquelles nous sommes travailleurs« . [⁶⁶]

Ainsi, les activités proposées sur le marché (du travail), aux mains des capitalistes, constituent les principales activités jugées productives, donc rémunérées (les activités publiques et non marchandes restant minoritaires). D’où le « chantage à l’emploi », cette nécessité de se subordonner, de répondre aux besoins du marché, dont l’offre est essentiellement produite par les propriétaires des moyens de production, pour « gagner sa vie » : c’est ainsi que se définit le salariat sous le capitalisme.

Cette idée de marché du travail en tant que fouet nous forçant à la mise au travail [⁶⁶], est déterminante dans le récit dominant, tant elle empêche d’envisager une société où travailleurs seraient souverains sur et responsables de la production de valeur par et pour eux-mêmes : « Il faut que les gens aient la trouille pour bosser, et on le comprend : si nous ne sommes pas maitres du travail, il n’y a pas d’autre solution ! » (B. Friot)

Pour légitimer un travail que nous n’avons pas décidé de faire, sur lequel nous ne sommes pas souverains :

« Il faut que nous naturalisions le fait que le travail, c’est de la merde [d’où cette célèbre et fausse étymologie tripalium, répétée à l’envi [⁷²]], et que l’ultime objectif, c’est devenir retraité [libéré du travail après des décennies de labeur], ce qui confine par ailleurs dans l’improductivité les personnes âgées (…) Identifier nécessité du fouet et travail, c’est être complètement victime de l’idéologie capitaliste (…) Si Le travail c’est de la merde par définition, alors l’enjeu c’est de travailler pour ne plus à travailler« . [⁶⁶]

Or, si la principale finalité du travailleur, face à cette assimilation du travail au purgatoire, est d’en réchapper, de s’acquitter du travail ; si nous cherchons à fuir le travail et non à en devenir les décisionnaires, les responsables politiques, alors le capital peut d’autant mieux exercer son emprise sur ce dernier et nous imposer son hégémonie, sa vision du travail.

Un autre récit aliénant est celui du métier-passion, où le fait de trouver un métier qui nous anime profondément présuppose un épanouissement censé combler notre absence de décision sur le travail, sans poser comme autres formes décisives d’accomplissement la remise en question de sa finalité ni le questionnement de son rôle dans nos rapports sociaux.

Pourtant, l’on peut à la fois être passionné par son travail et dégoûté par les conditions de réalisation de son travail, et à dire vrai, il existe de plus en plus de « déserteurs » contraints d’abandonner leur métier-passion, une fois rendus compte de l’état d’aliénation, de contradiction et d’immoralité qui s’impose à eux dans le cadre de leur profession (quelques exemples dans notre présentation sur comment l’ingénieur peut être acteur de changement, pg 64 et 77).

Reste que dans les deux cas, on essentialise notre impuissance devant toute possibilité de démocratisation de la production de valeur : on intériorise le fait d’être irresponsable quant à l’organisation de la satisfaction des besoins de notre société, et on laisse le capital en décider pour nous tous, selon ses intérêts privés (de classe) naturellement.

Il en résulte que toute activité ne servant pas à faire fructifier du capital (par exemple, une activité purement sociale ou écologique comme TSEB… ?), située hors de l’emploi ou du marché capitaliste, sera vite qualififiée d’improductive (voire coûteuse, cf. les services publics, le non marchand, les activités reproductives,…), quand bien même elle serait profondément enrichissante et utile à la société [⁶⁴].

Ceci explique notamment les velléités à l’encontre des étudiants, chômeurs, malades longue durée, retraités,… qui, ne valorisant pas du capital (n’étant pas employés au service du capital), sont considérés comme improductifs voire nuisibles !

N.B. : le travail concret, travail reconnu comme socialement utile car répondant à des besoins sociétaux et vitaux concrets (alimentation, logement,…), est à distinguer du travail abstrait, travail considéré comme productif dans le sens où on lui reconnait une valeur économique. Dans le capitalisme, le travail abstrait est le travail constitutif de la valeur d’échange marchand, de ce qui met en valeur (rémunère) du capital.

Pour le dire autrement, le travail concret est uniquement défini par son utilité concrète et la nécessité à laquelle il répond, contrairement au travail abstrait qui est basé sur ce que l’on pose comme ayant de la valeur au-delà de son utilité concrète, l’importance de cette valeur dépendant de normes et conventions (économiques, culturelles,…) : par exemple, tout ce qui est reconnu comme source d’épanouissement, de bien-être.

Par le biais du travail abstrait, on constate que ce qui est valorisé dans notre société ne passe pas nécessairement par son utilité sociale stricto sensu, ou par sa capacité à répondre directement à nos besoins de subsistance, et heureusement ! Lire un poème, peindre, jouer, prendre soin d’autrui,… sont autant de choses dignes d’intérêt qui nous enrichissent, et dont nous avons en réalité aussi besoin ! En outre, travail abstrait et travail concret sont tant l’un que l’autre essentiels.

Dans le capitalisme en particulier, la valeur économique marchande – issue du travail abstrait, le travail mettant en valeur du capital – est intrinsèquement supérieure à l’utilité sociale de ce qui est produit (la valeur d’usage) – issue du travail concret.

« Dans le capitalisme, est travailleur toute personne qui met en valeur du capital, quelle que soit la valeur d’usage [l’utilité sociale] de son travail concret. Marx et Engels analysent très longuement l’indifférence de la classe dirigeante à la valeur d’usage de ce qui est produit, puisqu’on produit de la valeur [économique] pour la valeur [du capital]. C’est une production tautologique ou autotélique de valeur, dans l’indifférence à l’utilité sociale de ce qui est produit » [⁶⁶]

In fine, ce n’est pas ce qu’on fait qui décide si c’est du travail ou non, ce sont les rapports sociaux, à savoir la lutte de classes : l’hégémonie d’une classe sociale (ici, le capital) sur les producteurs ; le monopole d’une classe sociale sur le travail !

dans la mise en œuvre du travail au sein de l’organisation collective appelée entreprise, il y a une relation de subordination et de domination par nature de l’organisation. En conséquence, il faut penser l’inégalité par rapport à ce rapport fondamental. []

Pour résumer, la rémunération capitaliste consiste d’abord en un prélèvement, une ponction sur le travail, puis à payer le travailleur juste de quoi répondre aux besoins dont il est porteur (ceux qui lui sont reconnus du moins) pour lui permettre de poursuivre son travail, à savoir effectuer les tâches qui lui sont demandées pour valoriser du capital. Elle est la conséquence directe de la subordination du capital sur le travail, de la marchandisation (objectification) du travail humain et de la recherche de profit, dégagé en ponctionnant le plus possible de valeur ajoutée résultant du travail, au bénéfice des propriétaires des moyens de production.

En outre, elle repose sur la perception du salaire comme la juste compensation de cette marchandisation/subordination du travailleur et sa force de travail, sur l’assimilation du travail à une à une valeur morale (la célèbre « valeur travail » []) peu importe sa finalité, en totale ignorance du travail concret réalisé et du sens anthropologique donné au travail abstrait, et sur la croyance que le travail doit être nécessairement harassant, pénible pour être productif.

 

3.6) Division manufacturière du travail : atomisation sociale et productivisme

Nous venons de voir que le travailleur, dans le capitalisme, est doublement lésé :

  • une première fois en étant jugé irresponsable (donc non souverain) sur son travail, ce qui l’impose de se subordonner (être employé), d’être commandé en échange de droits (revenus, protection sociale,…) couvrant ses besoins ;
  • une seconde en étant rémunéré après son travail (une fois le capital valorisé), bien souvent en deçà de ce qu’il produit (ponction sur son travail), celui-ci servant préalablement à rembourser la dette (l’avance en capital).

A cela, il faut ajouter la division manufacturière du travail, qui a plus que probablement joué un rôle déterminant dans le maintien du capitalisme et l’aliénation de la classe laborieuse, ayant participé à l’émergence de la mondialisation économique tout autant que cette dernière renforce nos liens d’interdépendance avec des chaines d’approvisionnement situées à l’autre bout du monde… Mais comment, pour quelles raisons ? Commençons d’abord par définir la division du travail.

La division du travail est un processus consistant à fractionner un système de production en un ensemble de sous-systèmes moins complexes reposant sur des étapes et tâches segmentées, plus simples à effectuer. Il en résulte qu’au lieu d’avoir des travailleurs maitrisant l’ensemble de la création d’un bien, chacun d’eux va être amené à se spécialiser dans l’une des étapes de sa fabrication. [⁷⁵]

Cette division du travail se manifeste de deux manières principalement : l’éclatement du travail ou, plus largement, d’une activité économique en segments d’activités et professions spécialisées (division sociale), et la décomposition d’un même travail en un ensemble de tâches aussi simples que possible (division technique).

La division du travail prend deux formes principales ; la première renvoie à la fragmentation et à la spécialisation des tâches dans les firmes ou unités de production (soit la division technique du travail), la seconde renvoie à ces mêmes processus entre les firmes (division sociale du travail). Une première série d’enseignements quant à l’organisation industrielle (et quant à la localisation industrielle) peut être tirée de l’analyse de l’interdépendance de ces deux formes de la division du travail. []

On reconnait, dans une certaine mesure, nombre de bienfaits dérivant de la division du travail : la production n’est plus seulement aux mains des experts et s’ouvre à du personnel moins qualifié ; possibilité de se spécialiser sans devoir maitriser l’intégralité d’un processus de production ; décomplexification des systèmes de production, divisés en unités plus simples à gérer ; perfectionnement de certaines tâches débouchant sur la spécialisation des métiers ; amélioration de la productivité globale via l’optimisation des efforts et coûts ; accroissement du sentiment d’interdépendance, de complémentarité et donc d’appartenance, stimulant le lien social,… [⁷⁷][⁷⁸]

Karl Marx lui-même reconnait « ses bénéfices et l’élargissement des besoins humains que [la division du travail] entraine » [] (pg 7). Propos à nuancer toutefois, car s’il ne s’agit pas de supprimer « la division du travail en tant que telle, je veux dire la spécialisation des activités, » c’est surtout au service du capitalisme que fut la division du travail, via « les stratifications sociales cristallisées qu’elle a engendrées et qui fait que l’homme est prisonnier de sa classe, son métier, sa condition sans pouvoir en sortir, et cela de génération en génération » [] (pg 8), que Marx appelle alors division manufacturière du travail :

« Celle-ci s’opère lorsque les travailleurs sont rassemblés sous la domination d’un même capital et font l’objet d’une fragmentation progressive de leurs travaux, d’un éclatement et d’une redistribution de plus en plus méthodique des tâches à effectuer (…) La division manufacturière implique la concentration des moyens de production dans la main d’un capitaliste et la domination des travailleurs par l’intermédiaire du marché du travail » [] (pg 8)

En effet, d’abord sur la question de l’augmentation de la productivité et de la spécialisation, elle est une aubaine pour le capital qui peut à la fois accroitre ses taux de profit, tout en baissant les coûts de main d’oeuvre (via la machinisation d’une part, et d’autre part à travers une déqualification des ouvriers qui justifie leurs bas salaires). Comme Adam Smith l’avait déjà noté à son époque :

Smith (…) constate que chaque avancée dans la division du travail accroît la productivité par travailleur et souligne alors la supériorité productive de la manufacture sur l’artisanat traditionnel (où chaque artisan maîtrise l’intégralité du processus de production). Cette supériorité résulte de plusieurs éléments : simplification des tâches, réduction des temps morts, mais aussi amélioration de la capacité des contremaîtres à contrôler le rythme du travail. Il remarque en outre que l’extension de la division du travail débouche sur la déqualification des travailleurs, permettant aux employeurs de remplacer les artisans qualifiés par des ouvriers spécialisés mais aussi, au final, de réduire la charge salariale. []

Il s’ensuit que le travailleur peu qualifié est maintenu dans la dépendance et la subordination vis-à-vis de son employeur, au sens où l’on ne reconnait pas chez ce dernier les compétences pour maitriser l’intégralité de son outil de travail ni l’ensemble du processus de production auquel il appartient : le travailleur n’est plus l’acteur qui réalise l’intégralité du produit fini, mais un rouage responsable d’une infime partie de sa fabrication, dont le patron est le chef d’orchestre. En définitive, le fruit de son travail lui échappe totalement, de même que sa finalité.

Ces gains d’efficacité ont aussi favorisé l’émergence de mégasystèmes pour lesquels il faut des centaines, voire des milliers de travailleurs coordonnés en vue de la production d’une seule et même marchandise. Division du travail oblige, ces mégasystèmes se retrouvent très souvent décomposés en sous-systèmes, disséminés en fonction des spécialités régionales selon la qualification/main-d’oeuvre locale, les ressources localement disponibles, etc. C’est ce qu’on appelle la division internationale du travail [⁸¹].

Alors que Smith insiste sur la spécialisation croissante des travailleurs sur la chaîne de production, Ricardo analyse la spécialisation croissante des économies nationales à mesure qu’elles s’ouvrent au commerce. Il en résulte ce que la théorie moderne qualifie de « division internationale du travail ». Les nations, comme les travailleurs, se spécialiseront là où se trouvent leurs avantages comparatifs, reflétant leurs aptitudes spécifiques et dotations naturelles en ressources. []

En outre, plus le marché (le nombre d’activités économiques marchandes et leur volume) s’étend, plus la division du travail est importante. Sur ce point :

« L’augmentation de la richesse mondiale générale, lorsqu’elle est associée à la liberté du commerce, à l’amélioration de la navigation, et de la circulation intérieure […] tend à accroître la productivité nationale… en permettant à chaque territoire d’accéder à un marché plus large pour ses produits, provoquant in fine une plus grande division du travail dans la production » (John Stuart Mill, 1848, p. 130). []

Lorsque les économistes approchent la mondialisation comme l’apothéose de la tendance naturelle de l’homme à échanger, c’est Adam Smith la référence analytique. La croissance smithienne, contrairement à sa version schumpetérienne, a en effet pour moteur une plus grande et meilleure division du travail qui, grâce à un marché de plus en plus étendu, induit tant de faibles coûts de production que de meilleurs gains pour la société dans son ensemble. (pg 40) []

En dehors des nombreuses nuances à apporter aux propos de Smith et de Mill, nous pouvons acter que dans le capitalisme, plus de productivité se traduit par des volumes de production accrus, le but étant plus de marchandises produites et vendues, plus de parts de marché : plus de marchandisation, plus de profits.

Si l’on admet ainsi que cette synergie est stimulée par plus de division manufacturière du travail, il faut reconnaitre que l’inverse est tout aussi vrai : plus les systèmes de production seront productifs (débiteront du volume), plus il faudra les subdiviser en unités plus petites (car ainsi plus gérables) disséminées là où elles seront les plus efficaces et rentables pour garantir une certaine optimalité tout au long du processus. En d’autres termes : productivisme et division manufacturière du travail vont de pair dans le capitalisme.

Vous l’aurez compris, la division manufacturière du travail a activement contribué à l’émergence de la mondialisation capitaliste à travers le développement d’un marché international, avec des multinationales implantées dans nombre de pays. Or, dans le cas d’un groupe de filiales gérées par une multinationale, il est moins aisé d’y contester l’organisation d’un système de production et ce que l’on y produit, lorsque la maison-mère, là où les décisions importantes sont prises, se trouve à des milliers de kilomètres de son lieu de travail !

En outre, cette division manufacturière rend bien plus ardue la maitrise démocratique des moyens de production, le fait de prendre des décisions collectivement et en totale concertation si la chaine d’approvisionnement dépend de ce qui est produit à l’autre bout de la planète dans des référentiels et conditions socioéconomiques bien différents, mais pourtant sans cesse mis en compétition : cette fragilité fait du travailleur un pion parmi d’autres sur le marché, car la standardisation des tâches le rend d’autant plus interchangeable, et donc en concurrence avec les autres travailleurs. Comme le précise Marx :

La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d’autorité que celle de la concurrence, d’autre force que la pression exercée sur eux par leurs intérêts réciproques. [⁸²]

Par ailleurs, l’hyper-spécialisation des travailleurs découlant de la division manufacturière, les enferme dans des rôles imperméables aux différentes réalités sociales vécues dans une même firme voire unité de production (même lorsqu’elles sont partagées), quand il ne s’agit pas seulement d’une absence totale de dialogue entre les travailleurs, disséminés entre des postes de travail et fonctions qui ne communiquent pour ainsi dire jamais : en dehors de sa hiérarchie et la petite équipe à laquelle il appartient, le travailleur est isolé et seul face à son outil de travail, ce qui exacerbe l’individualisme au détriment du lien social précisément.

N.B. : tout l’enjeu du capital est donc de favoriser un sentiment d’appartenance à l’entreprise pour laquelle oeuvre le travailleur, si possible en évitant trop d’alliances ou élans de solidarité entre les travailleurs eux-mêmes, afin d’éviter toute dissension entre le prolétariat (la classe laborieuse), alors conscient de son exploitation, et la bourgeoisie capitaliste.

Ainsi, il apparait nécessaire que ces mégasystèmes de production, nés d’une accumulation effrénée du capital notamment permise par des gains de productivité démentiels, reposent sur une centralisation du pouvoir décisionnaire. La division du travail affaiblit ainsi la décentralisation du pouvoir décisionnel, et donc la réappropriation par les travailleurs des moyens de production… ce qui renforce l’hégémonie du capital.

Pour résumer, l’ouverture du travail à du personnel moins qualifié ne change en rien les rapports de subordination, au contraire amplifiés par une spécialisation ciblée qui nous déqualifie/déresponsabilise vis-à-vis des autres processus de production et de son organisation ; la décomposition de systèmes complexes en systèmes plus simples nous incite à traiter les problèmes en silo et non plus transversalement.

Les gains de productivité, surtout mobilisés à des fins lucratives, ont incité à l’augmentation des capacités de production des activités marchandes, subdivisées en activités spécialisées, implantées dans les régions qui offrent le plus grand avantage comparatif et dont la chaine d’approvisionnement se retrouve allongée à la fois dans l’exécution (plus d’étapes pour la production d’un même bien, plus d’acteurs) et géographiquement.

Le travailleur est ainsi rendu totalement tributaire de ce qui se passe en amont et en aval de la chaine : la portée de son travail est réduite à peau de chagrin et il ne maitrise quasiment rien.

Bref, l’ultra-spécialisation renforce l’aliénation du travailleur, condamné à des tâches aussi répétitives qu’abrutissantes ; la robustesse est délaissée au profit de l’optimum, rendant nos systèmes de production plus vulnérables voire inopérants dès que leur fonctionnement optimal n’est plus garanti, en plus de favoriser une approche des problèmes complexes en silo et non en système ; enfin, la division manufacturière fut l’une des amorces d’un productivisme effréné, appelant à toujours plus de consumérisme, mais aussi à une individualisation à l’extrême qui atomise socialement des travailleurs. [⁸³][][] (pg 8 – 9)

En définitve, la division manufacturière du travail à la fois :

  • bras armé du capitalisme, parce qu’en visant la maximisation des capacités de production, il en va de même pour les taux de profit ;
  • essentielle au capitalisme, car elle affaiblit la souveraineté des citoyens (extension géographique du marché jusqu’à sa mondialisation, hors de notre portée politique) et des travailleurs (ultra-spécialisation qui se traduit par la non maitrise de ce qui se passe en amont des chaines d’approvisionnement), la cohésion sociale (difficultés à se rattacher à une réalité sociale commune lorsque le travail est ainsi atomisé) tandis qu’elle démultiplie les liens d’interdépendance qui rendent le capitalisme aussi incontournable qu’omniprésent.

Tout ceci fait de la division du travail un élément structurant du capitalisme qui le nourrit, l’entretient, le favorise.

La division du travail est le moyen pour le capital de poursuivre son accumulation. Elle est le terrain premier et fondamental de la lutte du capital et du travail. Elle est le moment où se joue la survie du capital, ou bien l’exploitation accrue des travailleurs. Elle est l’histoire du rapport antagonique du capital et du travail. [] (pg 11)

 

3.7) L’accumulation (primitive) du capital par dépossession

En nous penchant sur le sens historique du mot, nous avons pu voir qu’a priori, l’essor des pratiques dites capitalistes (mais surtout, leur reconnaissance en tant que telles) s’ancre non seulement dans un contexte féodal, esclavagiste et colonial, mais aussi que cette expansion s’enracine dans des rapports sociaux particuliers d’objectification, de marchandisation/monétarisation, d’appropriation et de domination d’autrui.

La rémunération du capital, du point de vue des schèmes pratiques, relève doublement de l’appropriation-prédation : une première fois en tant que constitution du capital (pris sur le produit du travail collectif), et une seconde fois en tant que rémunération du capital (toujours pris sur le produit du travail collectif). [⁴⁰]

En outre, les éléments culturels à la fois fruits et vecteurs de ces dynamiques ont grandement légitimé diverses formes d’exploitation, de spoliation et d’expropriation (p. ex., les Enclosures [][]), dynamiques qui dans le capitalisme, se sont structurées autour de la subordination du travail au capital mais également de l’accaparement des richesses créées (ponction sur le travail), consistant in fine à s’emparer très largement de la sphère productive :

« il est essentiel de rappeler que, dans les sociétés non capitalistes, les activités du capital, même développées, restent politiquement contrôlées et socialement marginalisées. Pour que le capitalisme s’impose, comme « mode de production » (p. 145) gouverné par l’impératif d’accumulation du capital, il faut donc autre chose. Le capital (industriel) doit s’emparer de la majorité de la sphère productive, et les rapports sociaux se trouver modelés, de façon prédominante, par les rapports capitalistes de production fondés sur le travail salarié. Bref, c’est une « grande reconfiguration » (p. 200) des éléments antérieurs présents dans le système féodo-ecclésial qui est nécessaire. » [⁴⁶]

Or, dans le capitalisme, la plus-value (ou survaleur) ne découle pas du simple fait de vendre une marchandise plus chère qu’elle n’a coûté à produire, ou de l’acheter moins chère que son coût de production. En réalité, c’est surtout durant le processus de production que se dégage la survaleur (ou plus-value), à travers la ponction sur le travail.

« La formation de la survaleur, et par tant la transformation d’argent en capital, ne peut donc être expliquée ni par le fait que les vendeurs vendent les marchandises au-dessus de leur valeur, ni par le fait que les acheteurs les achètent au-dessous de leur valeur. La survaleur ne provient donc pas de la circulation des marchandises, elle prend sa source dès sa production. Et pour que la survaleur puisse être produite, il faut trouver une marchandise très particulière, la seule capable de produire de la valeur par elle-même : la force humaine de travail » []

Cette ponction consiste en outre à sous-rémunérer le travailleur par rapport au coût effectif de sa force de travail, soit [] :

  • le coût nécessaire à la reproduction de la force de travail, correspondant au coût des besoins du travailleur pour pouvoir effectuer son travail (manger, se loger,…) ;
  • la part du prix de la marchandise découlant du travail, c’est-à-dire le prix de la marchandise diminué du coût des moyens de production liés à cette même marchandise.

En ce sens, sans même évoquer la grande accélération de l’esclavagisme perpétré par les colons européens à partir du XVe siècle, cette sous-rémunération constitue une forme de dépossession, du travail gratuit non rémunéré, la seconde forme étant l’appropriation des moyens de production via la propriété privée, qui dépossède le travailleur de la propriété d’usage de son outil de travail : en effet, c’est le propriétaire qui décide à quelles fins l’outil est prédestiné et comment est organisée la production. Seulement, pour que cette dépossession soit possible, il faut deux conditions préalables [] :

  • que les travailleurs vendent, en tant que propriétaires d’eux-mêmes et pour un temps déterminé dans la journée, leur force de travail ;
  • que le seul moyen pour ces travailleurs d’avoir de l’argent, soit précisément de vendre leur force de travail car ils ne possèdent pas de moyen de production.

In fine, cette dépossession n’est donc pas seulement matérielle (de la spoliation ou arnaque pure et simple), elle est aussi politique du fait que nous n’ayons aucune prise sur le marché des biens et services, ni sur le travail, bref, aucune souveraineté sur l’économie en tant que telle, puisque nous ne décidons pas collectivement ce qu’il faut produire ni comment : un pouvoir réservé à la classe dominante, à la bourgeoisie capitaliste.

N’ayant aucun pouvoir sur le travail en tant que production de valeur économique, il est « étranger à nos personnes » (B. Friot) et sous le capitalisme, l’insertion sur le marché est la seule marge de manoeuvre des travailleurs : choisir entre les offres disponibles qui sont aux mains des détenteurs de capitaux ; façonner et mobiliser nos compétences non pas en fonction de ce qui est inspirant, épanouissant ou encore en réponse aux besoins de la société, mais en fonction de ce qui est disponible sur le marché (conforme, comme on l’a vu, aux intérêts de la bourgeoisie) ! Ceci constitue, comme évoqué précédemment, une profonde aliénation.

Dans ces conditions, si la fermeture ou délocalisation d’une activité quelconque est prononcée, les travailleurs se retrouvent à poil (sans revenus, outre les filets de sécurité sociale durement acquis mais actuellement démantelés) et rarement dans la possibilité de contester : les entreprises, pour la plupart, ne sont pas gérées démocratiquement mais oligarchiquement ; le capitalisme soumet le travail au capital, les travailleurs à la bourgeoisie capitaliste, ce qui le pose comme système, mode de production antidémocratique par essence !

A travers cette plus-value produite par déposession, la bourgeoisie capitaliste peut alors investir dans de nouveaux moyens de production pour maintenir les conditions de cette production de survaleur (conserver le flux de matières premières, entretenir et renouveler le parc de machines, stabiliser et préserver la force de travail des employés, rembourser les prêteurs, garder ses parts de marché,…) : c’est la reproduction du capital. []

Cependant, outre la globalisation du mode de production capitaliste et l’expansion de cette globalisation, ainsi que des dynamiques sur lesquelles elle repose (privatisation, marchandisation, division manufacturière, dépossession, recherche constante de profit,…), cette stricte reproduction du capital n’est pas suffisante pour garantir l’hégémonie du capital sur les facteurs de production : le développement de cette tendance expansive, passe aussi notamment par l’accumulation du capital, c’est-à-dire l’accroissement de survaleur en vue d’augmenter le capital de départ [].

Pour ainsi dire, le propre de l’accumulation du capital n’est pas uniquement de dégager de la survaleur en vue de maintenir et renouveler un système de production, c’est-à-dire d’économiser cette survaleur pour la réinvestir ultérieurement, mais d’obtenir à la fin un capital qui soit supérieur au capital de départ : faire du profit. Or, comme nous l’avons vu, ce gonflement ou cette accumulation du capital passe par la dépossession, l’exploitation des travailleurs. On peut donc, à juste titre, parler d’accumulation par dépossession ou expropriation, pour reprendre les termes du géographe David Harvey [⁹³][⁹⁴].

Selon Ellen Meiksins Wood (2019), (…) [dans le capitalisme] les travailleurs (…) sont contraints de vendre leur force de travail contre un salaire, les capitalistes d’y recourir pour acquérir leurs moyens de production et vendre leurs produits. Cette dépendance fait que « les mécanismes de la concurrence et de la maximisation des profits deviennent des règles fondamentales d’existence » (ibid., p. 9) (…) Tant et si bien que « le premier objectif du système [capitaliste] vise la production du capital et sa croissance naturelle » (id.). Dans cette perspective, l’étude du capitalisme est celle de l’accumulation du capital (…). []

En définitive, la recherche de profit inhérente au capitalisme sous-tend une accumulation de capital, qui relève de l’expansion permanente : augmentation des capacités de production (productivisme), développement de nouveaux marchés (consumérisme), notamment pour contrer la perte de survaleur découlant du remplacement du travail humain par le machinisme qui fait, à terme, baisser le surtravail et la valeur du travail [].

En d’autres termes, plus l’accumulation du capital est importante, plus il faut marchandiser, s’approprier (ou créer) des parts de marché et produire pour poursuivre cette accumulation.

N.B. : d’ailleurs, si l’accumulation provient de la survaleur, elle-même générée par dépossession, alors toujours plus d’accumulation implique nécessairement toujours plus de dépossession : tôt ou tard, le capitalisme ne se contente pas d’entretenir, mais d’accroitre les inégalités socioéconomiques ! « L’accomplissement ordinaire du capitalisme est de produire de l’inégalité. » (Jean-Yves Grenier, économiste et directeur d’études à l’EHESS) [⁸⁷]

Il faut donc toujours plus d’accroissement du capital, quitte à ce que cette croissance bien particulière entache ou « consume » la croissance de l’économie toute entière (elle-même étant, passés certains seuils de production et de consommation, antiéconomique, antisociale et antiécologique, comme on l’a vu dans notre article sur les limites à la croissance) :

Le capitalisme est un système économique qui subordonne sa croissance à des impératifs de rentabilité du capital, autrement dit la croissance, l’augmentation durable du niveau de la production sur une assez longue période, s’avère contrainte par la nécessité de mettre en valeur le capital investi. [⁹²]

La principale force de divergence tient au fait que, tendanciellement, le taux de profit r est supérieur au taux de croissance g de l’économie. Mécaniquement, même si le taux d’épargne est faible, cela conduit à ce que les patrimoines s’accroissent à un rythme plus rapide que l’ensemble de l’économie [les inégalités ]. Cette inéquation r > g (…) constitue de ce fait l’une des contradictions majeures du capitalisme, dont la perpétuation dans le long terme semble menacée par son accomplissement même. [⁸⁷]

Il apparait notamment que l’accumulation du capital est la manifestation de l’extension, du gain de puissance et de l’hégémonie du capitalisme dans nos rapports sociaux, lui permettant également de perdurer malgré les polycrises [⁸⁸][][] dont il est à la fois la cause et en subit les effets [] (à commencer par la société elle-même), à mesure que son expansion le rend toujours plus incontournable et que son incontournabilité renforce sa prépotence.

Plus il y a d’accumulation, plus les conditions de l’accumulation (et de la croissance) sont difficiles à obtenir, et plus cette dynamique délétère, générant ainsi toujours plus contradictions internes au système, toujours plus de déstabilisations sociales à travers les inégalités socioéconomiques, toujours plus de destruction du vivant, s’accélère. Ainsi :

« Le capital en tant qu’il représente la forme universelle de la richesse – l’argent –, est la tendance sans borne et sans mesure de dépasser sa propre limite ». Mais cette voracité finit toujours par se heurter à des limites, qu’elles soient sociales ou écologiques. Ces crises, pour Marx, sont donc les moments où ce mouvement de reproduction et de valorisation du capital se heurte à des obstacles dont il est lui-même l’origine et où il connaît une phase de recul de l’accumulation plus ou moins profonde et longue (…) Elles rendent plus saisissable le fait que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. [¹]

Aux limites découlant de façon immédiate des rapports sociaux de production qui fondent le capitalisme, s’ajoutent désormais celles, infiniment plus sérieuses, tenant à la manière dont il a orienté « les rapports de l’Homme à la Nature », à commencer par les dégradations de la biosphère. [¹]

Pour le dire simplement : ce n’est jamais assez, il faut toujours plus de capital, notamment pour rester dans la course et entretenir le système. Le capitalisme est finalement et par essence à l’image d’Erysichthon, personnage de la mythologie grecque condamné à une faim insatiable, qui finit par le pousser à se dévorer lui-même. Il ne faut pas parler des excès du capitalisme lorsque précisément, l’excès est la définition même du capitalisme, de même que son inhérente instabilité par lui-même et pour nos sociétés !

Les crises économiques ont incontestablement marqué le monde depuis la fin du 19ème siècle. De 1873 à 2008, en 135 ans, on accumule 80 années de crises ou de soubresauts économiques engendrés par ces crises ! L’état normal d’une économie capitaliste c’est la crise. []

N.B. : si « Les inégalités en termes de richesses accumulées demeurent donc (…) leur répartition est différente aujourd’hui de celle qui prévalait auparavant. Cette différence est importante car l’accroissement et la diversification du nombre des rentiers rendent socialement et politiquement plus envisageable la perpétuation du capitalisme patrimonial et financier tel qu’il existe actuellement. » [⁸⁷]. En d’autres termes, « il faut s’interroger sur le travail de transformation progressive du corps social et de ses valeurs accompli par le capitalisme, clef pour comprendre que le degré d’inégalité observé dans une société dépend aussi du degré d’acceptation de cette dernière. » [⁸⁷]

De ce fait, le capitalisme agit rétroactivement sur l’acceptabilité sociale de lui-même, en tant que référentiel hégémonique et dont l’hégémonie doit sans cesse croitre pour se maintenir. Il semble ainsi peu probable que nous nous en défassions sans la traversée d’expériences plus ou moins douloureuses liées à son effritement, à mesure que le dépassement des limites socioécologiques, biophysiques, nous heurtera à une barrière infranchissable qui contraindra son opérationnalité. Ainsi :

la production capitaliste est engagée dans une fuite en avant que les capitalistes (et à partir d’un certain moment les gouvernements avec eux), ne maîtrisent pas. C’est ce que Marx souligne quand il écrit que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières ». On ne comprend donc rien à la crise si on ne l’inscrit pas dans l’analyse du mouvement long de l’accumulation du capital que la bourgeoisie veut évidemment croire sans fin. [¹]

Ceci étant, il existe bien un moment dans l’Histoire où les facteurs de production à l’origine de la survaleur (elle-même à la base de l’accumulation du capital), ne sont pas possédés par la bourgeoisie (ou à la marge), et ne peuvent donc générer ni survaleur (ponction sur le travail), ni accumulation suffisante à une échelle systémique globale pour basculer dans un mode de production véritablement capitaliste.

L’accumulation du capital ne peut ainsi s’expliquer par elle-même, au sens où il faut que la bourgeoisie possède préalablement suffisamment de ressources (humaines comme matérielles) externes à la production, pour acquérir ensuite les moyens de production nécessaires au lancement de ce processus accumulatif : pour amorcer cette mégamachine capitaliste et son emballement, telle une réaction en chaine, il est nécessaire d’avoir masse critique en capitaux, une accumulation préalable, initiale, antérieure en dehors de la sphère productive (soit, du processus de production). C’est l’accumulation primitive. [⁹⁵]

N.B. : en dehors de la sphère productive, cela signifie que cette accumulation antérieure n’est pas issue de l’acquisition des moyens de production ni de la division manufacturière du travail. Dès lors, cette captation des richesses ne peut être le fruit des entrepreneurs et investisseurs les plus « assidus », les plus économes, productifs ou encore les plus innovants (l’hypothèse d’Adam Smith), bref les plus « méritants », qui auraient patiemment et intelligemment (mieux que les autres) épargné et investi leurs capitaux pour constituer une masse critique suffisante. [⁹⁵]

Cette épargne se réalise ainsi en dehors du processus de production via notamment :

  • les taux d’intérêt des prêts (la dette) ;
  • le commerce via l’échange marchand (le fait de vendre quelque chose plus cher qu’il n’a réellement coûté, de duper un partenaire commercial) ;
  • la financiarisation (la bourse), la monétarisation ;
  • le pillage, l’esclavage, la colonisation.

Un examen plus approfondi de la description faite par Marx de l’accumulation primitive révèle une grande diversité de processus. Ceux-ci comprennent la marchandisation et la privatisation de la terre ainsi que l’expulsion forcée des populations paysannes ; la conversion de différents droits de propriété (commune, collective, étatique) en droits de propriété privée exclusifs ; la suppression des droits d’usage des terres communales ; la marchandisation de la force de travail et la suppression de formes de production et de consommation alternatives (indigènes) ; des processus d’appropriation des ressources (y compris les ressources naturelles) sous des formes coloniales, néo-coloniales et impériales ; la monétarisation des échanges et de l’impôt (en particulier sur la terre) ; la traite des esclaves ; l’usure, la dette nationale et, enfin, le système de crédit. L’Etat, avec son monopole de la violence et de la définition de la légalité, joue un rôle crucial à la fois dans le soutien et dans l’expansion de ces processus. [⁹⁷]

Cette épargne en dehors de la sphère productive, a d’abord connu une phase lente qui correspond peu ou prou à l’émergence des sociétés agricoles, puis a connu un grand boom à partir de la 1ère mondialisation (forte expansion de l’économie occidentale), pour s’étendre au reste du monde ensuite et exploser lors de la Révolution thermo-industrielle. [⁹⁵]

In fine, la séparation des producteurs de leurs conditions matérielles d’existence ( = ne plus produire ce que l’on consomme) et de leurs outils de production ( = ne plus en être les souverains), a été le grand catalyseur de cette accélération brutale et décisive au démarrage du capitalisme, rendue possible par un accroissement inédit de l’accumulation primitive [⁹⁵].

Cette séparation, issue de la 2e phase de l’accumulation primitive, n’aurait été possible sans une préalable montée en puissance de l’expropriation, de la colonisation à grande échelle et d’autres formes de soumission/dépossession, du XVe au XVIIe siècle (ère pré-industrielle) ! [⁹⁵]

Tout comme l’accumulation de capital, l’accumulation primitive est donc elle-même (du moins en partie, mais de manière centrale) une forme de dépossession globale des richesses [], bien qu’elle soit également une forme de réappropriation des richesses possédées par la noblesse (dont les privilèges ont été atrophiés), etc. Ces événements ont démultiplié les occasions des possédants, par le prisme de la propriété lucrative, de détenir encore plus de richesses à leur profit, qu’ils ont ensuite pu transformer en capital, en moyens de production, pour accroitre encore davantage leur capital. 

Concrètement, ceci démontre une fois de plus que les fondements du capitalisme sont profondément inégalitaires et que le mérite n’a rien à voir dans cette histoire : à partir du moment où nous ne naissons pas tous avec le même capital, et donc, ni avec les mêmes possibilités d’accumuler du capital (car plus on en a… plus on peut en faire fructifier), certains partent bien moins favorisés que d’autres dans cette arène capitaliste, et ce dès le départ.

Surtout, cette accumulation repose sans équivoque sur des fondements aristocratiques : ceux qui ont déjà du capital, l’ont surtout accumulé par exploitation d’autrui (ou de la société plus largement) et ont d’autant plus d’aisance à le faire fructifier, alors que les autres en sont très majoritairement dépourvus, maintenus dans une condition sociale d’exploité, de dominé.

Bien sûr, tout ceci n’exclut pas la possibilité de démarrer une entreprise capitaliste avec une accumulation relativement réduite pour un producteur chanceux [⁹⁵]. Mais primo, il faut reconnaitre que ces exemples se font rares de nos jours : en France par exemple, près de 80% milliardaires seraient des héritiers, tandis que 60% du patrimoine des 1% les plus riches proviendrait de l’héritage (on est quand même bien loin du mythe de l’entrepreneur self-made man [⁹⁶]);

Deuxio, « toutes ces entreprises n’auraient pas pu démarrer si, massivement, les travailleurs n’avaient pas été forcés de vendre leur force de travail aux détendeurs du capital industriel » [⁹⁵], si la captation à l’origine de cette obligation n’avait pas permis l’acquisition des moyens de production par la bourgeoisie et si, bien entendu, elles n’avaient pas pu jouir des ressources (savoirs et connaissances, infrastructures,…) collectivement produites et appartenant au domaine public [⁹⁶] !

Concluons : pour que les travailleurs ne détiennent que leur force de travail et rien d’autre, ou pour le dire autrement, que seule leur force de travail soit ce qui leur est possible de valoriser en échange d’un revenu, il faut, au-delà d’une hégémonie culturelle naturalisant cette marchandisation de la force de travail et son exploitation par la classe capitaliste, un processus accumulatif antérieur initial : que la bourgeoisie puisse se constituer suffisamment de capital pour pouvoir acquérir, acheter les forces productives (une fois celles-ci marchandisées), c’est-à-dire à la fois la force de travail et les moyens de production. C’est ainsi que Karl Marx a théorisé l’accumulation primitive, elle aussi perpétrée par dépossession.

La société capitaliste émerge donc d’un processus accumulatif précapitaliste au bénéfice d’une certaine catégorie ou classe sociale, ce qui au même moment dépossède les autres groupes sociaux et leur confère ainsi moins de potentialités lucratives. Cette accumulation antérieure, primivitive du capital, a été le résultat d’un long processus avec des phases de grande accélération, qui a façonné l’émergence de notre société actuelle, toujours aux mains de la bourgeoisie.

Il y aurait encore tant à dire et à développer sur le capitalisme… Mais il faut bien achever cet article déjà très, voire beaucoup trop dense ! Alors tenez bon, cette lecture arrive à son terme !

 

4) Résumé, définition du capitalisme et conclusion

 

4.1) Résumé des principes de base du capitalisme

Nous venons de voir un ensemble de principes inhérents à l’émergence du capitalisme, qui s’articulent entre eux pour former le système capitaliste. D’abord, le droit à la propriété privée tel que constitutionnalisé encourage à la lucrativité et favorise l’esprit marchand (le fait d’acheter et vendre des biens et services en vue d’une plus-value).

La recherche de profit requiert l’élaboration d’une valeur d’échange marchand fondée sur le prix, permettant de comparer diverses marchandises entre elles, quitte à ce que ce prix soit indifférent aux propriétés et qualités intrinsèques des biens et services échangés : la valeur marchande devenue cardinale, tout ce qui s’inscrit en dehors est alors considéré comme manque à gagner, coûteux voire inutile, nous rendant aveugles face à l’utilité sociale concrète de ce qui est produit/échangé.

Parallèlement, un nouveau rapport à la dette s’initie : une dette qui élimine de tout rapport économique le sentiment de redevabilité, favorisant des échanges non pas profitables pour toutes les parties prenantes, mais inégalitaires et contraignants, desquels l’on cherche à tirer le mieux possible son épingle du jeu ; faire du profit, maximiser ses intérêts personnels, même si cela se fait au détriment d’autrui.

En conséquence, la dette commence à être perçue comme un poids qui nous assujettit, dont il faut se défaire pour exprimer pleinement sa liberté. Dès lors elle doit constituer, pour les prêteurs et investisseurs, une source potentielle de lucrativité en vue de compenser les risques associés. C’est dans ce sens que seront organisées les règles régissant le prêt.

Enfin, ce nouveau rapport à la dette pose ceux qui détiennent les ressources, le patrimoine et les moyens financiers, comme acteurs décisifs de l’économie : sans eux, pas de création possible d’activité. A ce moment, il est considéré que ce sont les détenteurs de capitaux qui sont à l’origine de la création de valeur et non les travailleurs. C’est donc à eux que revient le droit de décider sur l’activité, sur le travail, et non aux travailleurs eux-mêmes.

Dans ces conditions, peu importe l’immoralité des modalités d’accumulation qui ont permis à ces acteurs d’acquérir une telle puissance d’investissement : posés comme indispensables à la mise en production de biens et services (là où d’autres manières d’organiser et produire de l’investissement pourraient exister), l’économie devient alors capitaliste.

Le patrimoine investi, par l’intermédiaire de la propriété privée lucrative, favorise alors l’acquisition de moyens de production en vue de faire du profit : le capital. Est alors privilégiée toute activité mettant en valeur du capital au détriment de la production de valeur utile concrète (le travail).

Le travailleur, surtout perçu comme un être de besoins, irresponsable et improductif quand il ne met pas en valeur du capital (étant donné que seule la mise en valeur du capital produit de la valeur), n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail, devenue elle aussi une marchandise. Il est ainsi subordonné à l’employeur, au patron ou au propriétaire des moyens de production, en échange d’une rémunération lui permettant de consommer les biens et services dont il a besoin pour vivre.

Défini comme un consommateur animé par la maximisation de son intérêt personnel, il faut l’amadouer avec un salaire et un statut social avec lequels il puisse s’offrir des conditions d’existence suffisantes à l’entretien de sa force de travail et à sa motivation pour continuer à produire. Quant au capitaliste, il doit continuellement chercher à maximiser ses taux de profit (produire puis vendre le plus possible) tout en optimisant (compressant un maximum) les coûts de production, dont le travail (la rémunération des travailleurs), au risque de perdre des parts de marché.

Ce culte de la maximisation (à la fois de la production et de la consommation), alimenté par la division manufacturière du travail, est à l’aune des pratiques productivistes et consuméristes dans le capitalisme : pour que le capital puisse toujours continuer à générer du profit, il doit à la fois s’emparer de la majorité de la sphère productive, mais aussi élargir cette sphère.

Enfin, dans le capitalisme, la plus-value, le profit ne découle pas du simple fait de vendre une marchandise plus chère qu’elle n’a coûté à produire, ou de l’acheter moins chère que son coût de production. En réalité, c’est surtout durant le processus de production que se dégage la survaleur (ou plus-value), à travers la ponction sur le travail : sous-rémunérer le travail par rapport à la valeur économique réelle produite.

L’accroissement sans bornes du capital, reposant au préalable sur une concentration des richesses captées par une classe sociale dominante, la bourgeoisie, se fonde sur l’expansion permanente de survaleur ou plus-value, en vue d’augmenter le capital de départ. C’est ce qu’on appelle l’accumulation du capital.

De par l’origine de cette survaleur (la ponction sur le travail), l’accumulation du capital est donc un processus basé sur l’exploitation, la domination et la dépossession : plus le capital s’accumule, plus les inégalités économiques entre les producteurs et les capitalistes est accrue.

Cette accumulation, « ce mouvement de reproduction et de valorisation du capital » finit par se heurter à des limites à la fois :

  • internes ; baisse de la plus-value à mesure que la productivité augmente, impliquant toujours plus de productivité et toujours plus de nouveaux marchés/besoins, qui à son tour entraine « une phase de recul de l’accumulation plus ou moins profonde et longue » ;
  • externes ; crises sociales, crise écologique.

Bref, on voit ici que marchandisation, propriété privée lucrative et plus-value ; le culte de la maximisation et de l’optimisation ; la mise en valeur du capital accumulé au prix d’une dépossession, à la fois des travailleurs vis-à-vis des outils de production et de l’organisation du travail, des paysans vis-à-vis de leurs terres (les enclosures), des esclaves vis-à-vis des colons ; sont des dynamiques qui s’entretiennent et se nourrissent mutuellement à travers les époques, tout en s’organisant et se structurant autour de symboles, valeurs et croyances qui finissent par s’imposer tout autant qu’ils soutiennent ces mêmes dynamiques.

Grâce à l’exploration des grands principes structurants, constitutifs, charnières du capitalisme, on sait dorénavant que le capitalisme est un mode de production qui sous-tend une organisation des moyens de production visant l’accumulation du capital par la dépossession : ponction sur le travail, exploitation du travail, expropriation des ressources et accaparement du pouvoir économique !

Pour réaliser sa finalité, le capitalisme est une économie monétaire de production qui sécrète pouvoir et subordination dans son rapport structurant : la relation salariale (…) Les capitalistes sont ceux qui ont accès à la monnaie pour financer l’acquisition des moyens de production en vue d’acquérir plus de monnaie (…) Les salariés sont ceux qui ont accès à la monnaie en louant leurs capacités de travail. En suivant Kalecki, on peut dire que les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent, tandis que les salariés dépensent ce qu’ils gagnent. []

Le jeu du capitalisme réside donc dans cette course effrénée au profit, qui récompensera le mieux celui qui saura tirer son épingle du jeu. Il s’agit basiquement d’une mise en compétition généralisée des individus, à laquelle chacun se voit obligé de prendre part au risque de laisser d’autres décider quoi et comment produire (et donc consommer), régner sur les conditions d’accès à la propriété, etc.

C’est cet ensemble interdépendant auto-alimenté, qui s’entretient par rétroaction de manière organisée et en relative cohérence vis-à-vis de sa propre structure interne, qui constitue le système capitaliste, le capitalisme !

N.B. : cela n’empêche pas le système, comme on l’a vu (en particulier au pt 3.7), de souffrir d’importantes contradictions internes, certains principes s’ébranlant l’un l’autre et affaiblissant cette apparente cohésion. Sans parler des contradictions du système entre ce qu’il est censé produire et ce qu’il produit effectivement ; des contradictions entre ce à quoi est réduit le réel tel que défini par le capitalisme, et le réel tel qu’il est dans sa réalité véritable et sa complexité.

 

4.2) Définition du capitalisme

Au terme de ce travail, nous pourrions définir le capitalisme de la façon suivante.

Le capitalisme est mode de production, d’organisation économique et social dans lequel les moyens de production, d’échange ou d’allocation, appartiennent non pas à ceux qui les mettent en oeuvre par leur propre travail, mais bien aux détenteurs de capitaux, c’est-à-dire aux propriétaires privés de ces moyens de production, dont les avoirs reposent sur un long processus d’accumulation par dépossession, mais aussi sur la marchandisation de la force de travail et ses produits.

Principale source de l’activité économique dans le capitalisme, l’avance en capital doit être récompensée d’une plus-value au nom de la recherche du profit, au prix d’une captation de la production de valeur économique résultant du travail, appelée ponction sur le travail. Dès lors, le but du capitalisme est de maximiser la plus-value à travers l’accumulation du capital, tandis que cette accumulation requiert toujours plus d’accumulation pour se maintenir.

Pour résumer, dans le capitalisme, plus on possède… plus on possède, à travers une captation toujours plus importante de la plus-value, ce qui laisse aux travailleurs toujours moins de plus-value à se partager entre eux.

 

4.3) Capitalisme : expression d’un rapport au pouvoir antidémocratique ?

Si cette accumulation (antérieure) n’avait pas vu le jour, peut-être la société n’aurait-elle pas été aussi encline à motiver des attitudes et comportements capitalistes, et en particulier, des phénomènes légitimant la concentration du capital au prix de la dépossession de tous les autres.

La bourgeoisie, au-delà de cette masse critique accumulée de capital, n’aurait pu ainsi imposer le mode de production capitaliste, ni s’imposer comme classe dominante. Mais nous ne referons pas l’Histoire. L’important finalement, est de retenir que le capitalisme, s’il a pu être source d’émancipation en démantelant l’aristocratie nobiliaire (la noblesse), l’a surtout été pour la bourgeoisie, alors devenue nouvelle classe dominante, et participe aujourd’hui de cette impasse socio-écologique… Impasse de laquelle notre espèce va devoir sortir pour préserver les conditions de son existence !

Au-delà de l’impasse écologique, le capitalisme est fondamentalement structuré autour de rapports de force que l’on appelle lutte des classes, opposant la bourgeoisie possédante et le prolétariat aliéné. Le résultat du capitalisme est une société de classes, hiérarchisée, où le pouvoir (en particulier économique, sur la production) est aux mains d’une classe sociale, la bourgeoisie, et non aux mains de tous : de ceux qui produisent collectivement la valeur économique.

Si le capital n’est jamais détenu, dans sa majeure partie, que par ceux qui le possédaient déjà auparavant, notamment par expropriation ou dépossession (cf. la Révolution des Enclosures), et que l’objectif des possédants est avant tout de faire du profit tout en maintenant leur hégémonie, alors la classe sociale détentrice de ce capital, la bourgeoisie, est continuellement appelée à accroitre son capital, c’est-à-dire dans le capitalisme, son pouvoir économique.

Dans les conditions du capitalisme, l’activité économique ne peut donc être produite par décision démocratique, en reposant par exemple sur le pouvoir de création monétaire pour financer une avance en salaire (ce qui ferait du travail la principale source de l’activité économique), elle doit systématiquement reposer sur du capital existant, et donc, sur ceux qui en possèdent déjà suffisamment.

Le capitalisme constitue ainsi un système véritablement oligarchique, qui s’appuie sur des conceptions du genre humain et des croyances particulières (la main invisible, homo oeconomicus,…), des comportements et rapports sociaux (marchandisation et financiarisation, accumulation/dépossession) progressivement institués et normalisés, ainsi que des pratiques, modes d’organisation dérivant d’une forme d’institutionnalisation voire de constitutionnalisation, comme l’échange marchand, la propriété privée (et son pendant lucratif),…

Ce processus accumulatif, inhérent au capitalisme, conduit logiquement à une certaine perpétuation des inégalités économiques et sociales, car même si le prolétariat parvient lui aussi à accumuler du capital, cette accumulation restera marginale et ne sera jamais équivalente à ce qu’aurait pu accumuler dans le même temps la bourgeoisie, qui possède initialement bien plus de capital d’autant plus « fructifiable » : plus on possède de capital, plus celui-ci peut générer des petits.

Dans une société d’aspiration démocratique, l’on peut légitimement s’interroger sur la verticalité d’une telle organisation de l’activité économique, et sa manifeste contradiction avec des valeurs comme la liberté de décider et l’égalité politique permettant l’exercice de cette liberté. Mais cette dissonance entre l’idéologie capitaliste et la démocratie, ne s’arrête pas à l’aliénation des travailleurs ni à la subordination du travail au capital.

En réalité, nombreux furent les épisodes où les travailleurs se sont organisés en vue de déconstruire cette aliénation et démocratiser le travail, épisodes desquels découlent nos conquis sociaux par ailleurs : sécurité sociale, assurance maladie, salaire à la qualification, droit du travail,… n’en sont que quelques exemples parmi tant d’autres.

Malgré tout, ces conquis n’ont jamais pu aboutir à une véritable émancipation des travailleurs, ni à une réelle démocratisation de l’économie conçue comme le choix libre, éclairé et collectivement adopté, des normes et conventions qui la régissent, et s’il y a du déjà-là post-capitaliste, le capitalisme a su conserver son hégémonie depuis plusieurs siècles : pas seulement en tant que régime socioéconomique, surtout comme système de valeurs qui codifie, structure encore aujourd’hui nos rapports sociaux.

Reste donc qu’au coeur des rapports de domination qui ont fondé le capitalisme, et au coeur du culte de l’argent, de la maximisation du profit, se trouve le pouvoir !

cette recherche de pouvoir, cette production de rapports hiérarchiques et de domination, matérialisée par la recherche du profit, s’est nichée dans l’idéologie de la propriété privée lucrative, la maximisation de son propre intérêt et l’accumulation, la marchandisation, l’idée d’un être profondément calculateur et optimisateur et l’idée d’un capital/investissement plus valeureux que le travail. On sait tout autant que cet ensemble idéologique structuré, articulé, interdépendant et en interaction fut le terreau de ces différentes idéologies, qui ont également pu se renforcer pour évoluer vers des formes nouvelles.

L’important n’est finalement pas tant de connaitre le point de départ temporel et géographique de cette matrice idéologique, mais de comprendre que le capitalisme est bel et bien un système fondé sur des visions du monde, des croyances, qui ont été aussi bien façonnées par des rapports humains antérieurs qu’elles n’ont façonné ces rapports au cours des siècles passés : des rapports inégalitaires.

S’attaquer au capitalisme, c’est finalement s’attaquer, si pas à l’ensemble de ces rapports (leur expansion, leurs « logiques », leurs limites,…), à une partie qui a profondément structuré le corps social dans sa forme actuelle, et qui nous mène dans une impasse précisément contraire aux aspirations sociales, écologiques, démocratiques !

Tout ceci justifie allègrement ces longs mois de travail et d’investigation pour tenter de démystifier ce mot-obus, et l’on comprend mieux pourquoi Karl Marx y a consacré une bonne partie de sa vie, en étant parvenu, malgré les moyens et les connaissances de l’époque, à relativement bien paver la voie !

Ainsi, à la question « pourquoi »… Pourquoi le capitalisme ? Balayer tout cela en disant que c’est une simple question de nature humaine, ce serait essentialiser le capitalisme, le déclarer comme horizon indépassable alors même que ses limites pour répondre aux besoins humains (la préservation du vivant, la paix, des conditions de vie dignes,…) sont évidentes, à mesure qu’il détruit la vie sur cette planète. Ce qui reviendrait à essentialiser le fait que notre issue soit la soumission, la prédation, le suicide collectif.

Si l’on pense que ce processus est impossible à déconstruire, qu’il est le résultat d’un destin tout tracé d’avance, alors le capitalisme (ou ce qui lui succédera, dans sa funeste mutation – fascisme,…) détruira tout sur son passage, et selon les humains restants et la façon dont ils seront déterminés, on s’adaptera… ou pas.

Mais selon cette croyance, si l’on ne peut pas infléchir le cours du destin, alors l’on ne peut ni décider ni choisir, juste subir et survivre ; nous ne pouvons nous embourber que dans la résignation, le fatalisme et une apathie toujours plus grande (puisque, à quoi bon résister), ou bien n’être réduits qu’à embrasser les attitudes les plus morbides (détruire, violenter).

Cette croyance, ce n’est pas seulement estimer que l’Homme est une cause perdue dont il n’y a rien de bon à tirer, c’est définitivement renoncer que l’Homme fait partie du vivant, un vivant qui s’est toujours battu par et pour la Vie : la sienne, et indirectement celle des autres !

N’oublions pas : le capitalisme n’est pas naturel, mais le résultat d’un processus sociohistorique qui a progressivement fait de nous des êtres profondément aliénés.  Donc a contrario, si l’on croit qu’une partie au moins du processus est maitrisable, remodelable, en reprenant notre destin commun en main (l’essence même du mythe démocratique), alors certes, une partie des dynamiques en cours ayant des conséquences irréversibles et déjà profondes, on ne pourra pas tout préserver et le monde de demain restera, au moins en grande partie, un saut dans l’inconnu…

Pour autant, dans ces conditions, ne se laisse-t-on pas, à travers cet inconnu, la possibilité de dépasser un horizon qui paraissait inéluctable ?

Ce que je veux dire par là, c’est que ce culte de la toute-puissance n’est pas immuable. Il repose sur des croyances, comme celle de l’Homme profondément cupide et mauvais, qui peuvent changer si l’on se donne la peine de les déconstruire et les refaçonner, au regard des effets délétères qui en résultent. Par contre, ce qui est certain, c’est que si l’on ne se laisse pas la possibilité de croire qu’un changement est possible, que tout est couru d’avance, alors la messe est déjà dite.

Bref, si ce rapport au pouvoir est un symbole, une construction sociale humaine, un mythe que l’on a besoin de se raconter pour justifier notre (in)capacité à influer sur le cours de notre existence et celle des autres, alors il n’est aucunement naturel. Et s’il n’est aucunement naturel, la définition que l’on donne au pouvoir dépendra à la fois du système actuel de croyances (reposant sur les dynamiques en cours), son évolution au fil des transformations de notre société (subies ou non), mais aussi, au cours des expériences vécues durant ce processus, de notre capacité à croire en d’autres choses, et à croire que cette trajectoire jusqu’alors toute tracée, nous pouvons l’infléchir !

 

4.4) Conclusion : sortons du capitalisme !

Pour sortir de ce marasme, il est d’abord crucial de conscientiser que ce processus accumulatif de la propriété privée lucrative des moyens de production et par-delà, l’avantage positionnel qu’il confère sur le marché, doit pouvoir, dans le même temps, reposer sur un récit qui élargit la lucarne de l’acceptabilité sociale et morale en faveur de cette accumulation par dépossession : il faut essentialiser, considérer ce processus accumulatif, cette recherche du toujours plus de capital/profit, comme inévitable, naturel et essentiel à la prospérité des sociétés humaines.

Outre les éléments déjà repris dans cet article, dont la longueur témoigne de la complexité du sujet, nous ne nous étendrons pas davantage sur ce récit fondant l’ethos capitaliste. Même si nous sommes conscients que :

  • l’analyse des croyances ou présupposés (doxas), des dogmes et essentialisations simplifiantes (économismes,…), des représentations, visions et conceptions du monde, du genre humain qui justifient le système capitaliste et sa matrice idéologique ;
  • leur relation avec les principes et valeurs constitutifs de la société actuelle, capitaliste, par ailleurs façonnés par cette matrice ;

éventuellement entrepris dans cet article, probablement de manière introductive et bien trop superficielle, sont cruellement insuffisants pour rendre compte de l’immensité de la problématique, ceci permet néanmoins de comprendre pourquoi une vie entière n’a pas été suffi à Karl Marx pour décrire tous les rouages d’un tel système… et sans doute n’y sommes-nous pas encore totalement parvenus aujourd’hui, même en compilant l’ensemble des travaux scientifiques sur le sujet.

Ceci étant dit, le véritable objectif de cet article, bien plus humble, était de dresser un portrait le moins subjectif possible du capitalisme et des principes fondamentaux qui structurent son fonctionnement ; d’en introduire d’une part l'(in)justesse, l'(in)cohérence au regard des sciences humaines et de la complexité du réel, de l’espèce humaine ; d’autre part, une fois clairement défini, d’afficher le lien fondamental entre les rapports sociaux, attitudes, comportements à la fois individuels et collectifs dérivant du capitalisme, et la crise existentielle à laquelle fait face l’humanité à travers le dépassement des limites écologiques, des limites du vivant.

Or, il nous semble que les éléments repris dans le présent article permettent d’affirmer que le capitalisme, quand bien même il ne serait pas intégralement la source ou l’élément structurant de la crise actuelle, en est à tout le moins l’une des composantes fondamentales. Ceci nous fera conclure que la réintronduction des sociétés humaines dans les limites biophysiques, devra inévitablement passer par une profonde mutation des rapports et modes d’organisation sociaux humains, hors des logiques capitalistes.

Pour le dire simplement, tant que notre société restera sous l’égide capitaliste, tant que notre système sera capitaliste, nous n’aurons pas cette chance.

La bonne nouvelle, c’est que le capitalisme n’en a peut-être plus pour très longtemps et qu’à mesure de son effondrement progressif, de nouvelles pousses pourront enfin éclore. La mauvaise, c’est que si nous nous contentons d’attendre la chute de la civilisation thermo-industrielle capitaliste par elle-même, elle nous emportera avec elle ou, à défaut, nous plongera dans des heures plus sombres et chaotiques encore.

En parallèle du développement d’alternatives, d’un changement de système et de nouveaux projets de société, il est ainsi vital d’accompagner le capitalisme dans sa tombe, de l’extraire des soins palliatifs dont il bénéficie pour l’euthanasier paisiblement : le désinvestir méthodiquement.

A cet égard, tout comme la revivification de l’esprit démocratique, la désobéissance, le refus de ces règles du jeu et la mise en place de toute une série de stratégies plus novatrices les unes que les autres pour conscientiser cette aliénation, s’en extraire, et échapper à l’emprise du capital tout en fragilisant sa toute-puissance, sont, bien qu’insuffisants, nécessaires au ralentissement du saccage désastreux perpétré par le capitalisme.

Pour le reste, s’investir conjointement dans (l’élaboration) de nouveaux projets de société souhaitables, désirables et conformes aux enjeux, faire transition, sera tout aussi décisif.

A l’humanité de jouer, et à la société belge d’apporter sa pierre à l’édifice !

 

Sources (et pour aller plus loin) :

 

– [¹] Sciences et Avenir – Pourquoi l’être humain est-il un être social ?

– [²] CAIRN.INFO – Michel Beaud, Revue nternationale de philosophie – L’indiscernable début du capitalisme

– [³] Centre d’observation de la société – Capital culturel

– [] Institut de l’Entreprise Melchior – Capital (sens économique)

– [] Dictionnaire Le Robert – Capital (définition)

– [] Dictionnaire Larousse – Capital (définition)

– [] Persée – Lucien Febvre, Henri Hauser – Mots et choses : capitalisme, capitaliste

– [] Dictionnaire de l’Académie française – Capital, capitale (définition)

– [] Persée – Yann Gaillard, Guy Thuillier – Qu’est-ce que l’investissement ? (Revue économique)

– [¹⁰] Institut de Recherche et d’Informations Socioéconomiques – Le capital comme pouvoir

– [¹¹] Arte – Capitalisme : Adam Smith à l’origine du libre marché ?

– [¹²] AuCOFFRE – Capitalisme, intelligence artificielle et économie numérique… avec Gaël Giraud et Anne Alombert

– [¹³] Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales – Capitaliste (définition)

– [¹] Culture Philo / Alain Bajomée – Clap74 – Le libéralisme en 6 minutes ! (John Locke / Adam Smith)

– [¹⁵] Dictionnaire Historique de la Suisse – Economie de marché

– [¹⁶] Dictionnaire Le Robert – Profit (définition)

– [¹⁷] Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales – Profit (définition)

– [¹⁸] Le Vent Se Lève – La « classe de loisir » de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes

– [¹⁹] 52 minutes RTS – « Suisse? » – Pourquoi les gens achètent des montres suisses très chères ? (David Castello-Lopes)

– [²⁰] Politikon – C’est quoi une classe sociale ? – capsule#15

– [²¹] Dictionnaire Historique de la Suisse – Société de classes

– [²²] Problèmes économiques – Définir le capitalisme – Jean-Pierre Biasutti et Laurent Braquet

– [²³] Date Gueule – Des mots, des mots… Démocratie ?

– [²] Les conceptions de la propriété foncière à l’épreuve des revendications autochtones: possession, propriété et leurs avatars (Ed. Cahiers du Credo) – Sous la direction de Céline Travési et Maïa Ponsonnet

– [²⁵] Le Monde Diplomatique – Alain Bihr et François Chesnais – A bas la propriété privée !

– [²⁶] CAIRN.INFO – Pierre Cretois – En finir avec la propriété privée

– [²⁷] CAIRN.INFO – Dieter Gosewinkel – Introduction Histoire et fonctions de la propriété

– [²⁸] écologie humaine – Pierre-Yves Gomez – Non, Adam Smith n’a pas inventé la « main invisible »

– [²⁹] persée – Jean-Daniel Boyer – Main invisible : voile de l’ignorance

– [³⁰] CAIRN.INFO – Jean Dellemotte – La “ main invisible ” d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues

– [³¹] la vie des idées – Yann Robert – Critique de l’idéologie propriétaire

– [³²] CAIRN.INFO – Alice Le Goff – Pierre Crétois, La Part commune : critique de la propriété privée (Éd. Amsterdam, 2020)

– [³³] Equipes Populaires – Propriété privée : un droit natu­rel ? (Contrastes Août 2015)

– [³⁴] Association belge francophone de science politique – La propriété privée est-elle légitime ? Critique des nouveaux arguments libertariens

– [³⁵] Wikipedia – John Locke (La propriété)

– [³⁶] CAIRN.INFO – Judith Rochfeld – Penser autrement la propriété : la propriété s’oppose-t-elle aux « communs » ?

– [³⁷] La finance pour tous – Qu’est-ce qu’un marché ?

– [³⁸] Claude Robineau – Anthropologie économique et marché

– [³⁹] CAIRN.INFO – Bernard Guerrien – Marchandisation et théorie économique

– [⁴⁰] PULIM – Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas – La réciprocité, l’échange et le don dans l’E.S.S.

– [⁴¹] Institut Rousseau – T. Parrique & N. Dufrêne – “Dette, monnaie et décroissance : quelle économie pour le XXIe siècle ?”

– [⁴²] la vie des idées – Mathilde Unger à propos de Michael Sandel, What money can’t buy – L’argent et le reste

– [⁴³] Sociologie en Pratiques – Marie Bonici – Le don et le contre-don. 1/ Des échanges très actuels

– [⁴⁴] OpenEdition Journals – Bernard Hours et Pepita Ould Ahmed – Dette de qui, dette de quoi ? Une économie anthropologique de la dette

– [⁴⁵] Sciences Humaines – Le don est-il moderne ?

– [⁴⁶] La vie des idées – Quentin Badaire à propos de Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? – Le grand basculement capitaliste

– [⁴⁷] Ellen Meiksins Wood – L’origine du capitalisme : une étude approfondie

– [⁴⁸] secession – Gilles Sarter – Capital symbolique, don et contre-don

– [⁴⁹] Café philo Sophia – Catherine Cazaux et Marie Hélène Lagarde – Le don et la reconnaissance

– [⁵⁰] IRIS – Julia Posca, Billal Tabaichount – Qu’est-ce que la financiarisation ?

– [⁵¹] la vie des idées – Geoffrey Hodgson – Comprendre le capitalisme

– [⁵²] IRIS – Julia Posca – Qu’est-ce que la financiarisation de l’économie ?

– [⁵³] persée – Catherine Distler – Réseaux globaux et marchés financiers : les leçons du krach de 1987

– [⁵⁴] Université du Québec à Montréal – Introduction à l’anarcho-capitalisme

– [⁵⁵] Blast – Pourquoi la dette publique n’est pas un problème (avec Arthur Jatteau)

– [⁵⁶] Explore Media – Est-ce que la dette est vraiment un problème ?

– [] CAIRN.INFO – Revue d’économie financière, entretien avec Michael Aglietta – Capitalisme et inégalités

– [] Alternatives Sud – L’aggravation des inégalités

– [⁵⁹] Réseau Salariat – L’avance en capital (Bernard Friot)

– [⁶⁰] Heu?reka – Une vue d’ensemble de la crise des subprimes

– [⁶¹] IRIS – D’où vient le profit ? (Philippe Hurteau)

– [⁶²] Réseau Salariat – Mettre la production sur ses pieds : avancer les salaires et non pas du capital

[⁶³] Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes – Eric Toussaint : Briser les chaînes des dettes privées illégitimes

– [⁶⁴] Usul – Le salaire à vie (Bernard Friot)

– [] Diable Positif et Heu?reka – Le capitalisme

– [⁶⁶] Comprendre et Agir – Bernard Friot – Le récit des retraites et de la sécurité sociale

– [] statista – Les dividendes atteignent de nouveaux records

– [] Oxfam Belgique – Le dividende des inégalités

– [⁶⁹] CNRS Le journal – Les conditions de travail se dégradent depuis les années 1990

– [] Fédération des Maisons Médicales – Esteban Martinez : La dégradation des conditions de travail

– [¹] Service Public Fédéral – La qualité de l’emploi et du travail en Belgique en 2021

– [⁷²] Franck Lebas (université Clermont Auvergne) – L’arnaque de l’étymologie du mot travail 

– [⁷³] abc penser – TRAVAIL (Bernard Friot)

– [] Blast – Sortir de la tyrannie de la « valeur travail » (avec Céline Marty)

– [⁷⁵] EBSCO – Division of Labour

– [] CAIRN.INFO – Allen J. Scott & Frédéric Leriche, Annales de géographie – Division du travail, développement spatial et le nouvel ordre économique mondial

– [⁷⁷] Lumni – La division du travail créatrice de lien social selon Durkheim

– [⁷⁸] La culture générale – Adam Smith : la division du travail

– [] persée – Alain Eraly, Sociologie du travail – Sur la critique de la division du travail

– [] Matthieu Ansaloni, Matthieu Montalban, Antoine Roger et Andy Smith – Accumulation, capitalisme et politique : vers une approche intégrée

– [⁸¹] Géoconfluences, Ressources de géographie pour les enseignants – Division internationale du travail (DIT)

– [⁸²] Marxists.org – K. Marx, le Capital (livre premier) – Le développement de la production capitaliste, section IV, chap. XIV – Division du travail dans la manufacture et dans la société

– [⁸³] Socialter – En finir avec la division du travail

– [] PhiloLog, Simone Manon – Ambiguïté de la division du travail

– [] Michel Freyssenet – La division capitaliste du travail

– [] Politikon – Marx, le Capital, Livre I – De dicto #21

– [⁸⁷] CAIRN.INFO – Annales. Histoire, Sciences Sociales (2015), Ed. EHESS – Jean-Yves Grenier : Dynamique du capitalisme et inégalités

– [⁸⁸] Mister Prepa – Les grandes crises économiques du capitalisme depuis la révolution industrielle

– [] Le Monde Diplomatique – Le capitalisme, de crise en crise

– [] Centre Jazykového vzdělávání, Université de Masarykova – Dr. Patrick Pierre, Marie červenková Ph.D. : Les crises économiques du capitalisme

– [¹] CAIRN.INFO – Cités, 2014/3 n° 59 – François Chesnais, La crise et le dépassement du capitalisme chez Marx

– [⁹²] OpenEdition Books – Christian Le Bas, Histoire sociale des faits économiques – La France au xixe siècle – Chapitre 6. L’accumulation du capital et les structures du capitalisme français (1850-1914)

– [⁹³] Hypothèses – Cédric Durand, MCF en économie (CNRS et Paris 13 / CEPN) : David Harvey et « l’accumulation par dépossession »

– [⁹⁴] Secession – Accumulation par Expropriation

– [] Séminaire « Marx au 21e siècle », Paris. Sorbonne. 31 mars 2012 – Jean Batou : Accumulation primitive ou Accumulation par dépossession ?

– [⁹⁶] ARTE – Les idées larges – D’où vient le mythe de l’entrepreneur ? (avec Anthony Galluzzo)

– [⁹⁷] CAIRN.INFO – Actuel Marx 2004/1 n° 35, L’espace du capitalisme – David Harvey : Le « Nouvel Impérialisme » : accumulation par expropriation

– [⁹⁸] ARTE – Capitalisme : la richesse des nations, nouvel évangile ?

– [⁹⁹] OpenEdition Books – Laurent Cordonnier, Dictionnaire critique de la RSE – Financiarisation (pg 206-210)

– [¹⁰⁰] Nathalie Sarthou-Lajus – Éloge de la dette

CAIRN.INFO – Raisons politiques 2006/3 n° 23 – Michael Löwy : Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber

Contrastes – Equipes Populaires, juillet / août 2015 – Christine Steinbach – Propriété privée : Un droit issu de la révolution française

Attac – Thierry Brugvin : La nature de la propriété des moyens de production génère des différences de démocratie

Entraide & Fraternité – Isabelle Franck – Propriété privée : La fin d’un droit absolu ?

la vie des idées – Yann Robert, à propos d’Eric Fabri, Pourquoi la propriété privée ? – L’attachement à la propriété

la vie des idées – Peter Hägel à propos de David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire – La dette est-elle une institution dangereuse ?

Immanuel Wallerstein – Le capitalisme historique (Ed. La découverte)

Sophie Boutillier, Dimitri Uzunidis – La légende de l’entrepreneur : le capital social, ou comment vient l’esprit d’entreprise

CAIRN.INFO – L’Homme & la Société 2005/2 n° 156-157, Jean-Marie Harribey – Richesse et valeur : un couple qui ne fait pas bon ménage

Mouvement d’Education Populaire et d’Action Communautaire du Québec – Pour en finir avec les inegalités, sortons du capitalisme

Réseau Salariat – Tableau récapitulatif sur le capitalisme (Bernard Friot)

CAIRN.INFO – Idées reçues sur le travail (2023, Ed. Le Cavalier Bleu) – Marie-Anne Dujarier : Emploi, activité et organisation

ELUCID – La classe dirigeante nous écrase par son pouvoir sur le travail ! (avec Bernard Friot)

Blast – Et si la fin du capitalisme avait déjà commencé ? (avec Bernard Friot)

Persée – Revue économique, 1979 – Freyssenet (Michel) – La division capitaliste du travail

URBANIA – Bernard Pavot met en PLS le capitalisme (feat. Karl Marx)

Groupe de Recherche pour une Stratégie économique alternative – Travail (re)productif et accumulation du capital

Politikon – Comprendre le livre 2 du Capital de Marx (la circulation du capital)

ARTE – Travail, salaire, profit – épisode 1