Associé aux sujets : Le développement durable, Les limites planétaires, La croissance verte, La décroissance, Rapport Meadows, Le PIB, Le capitalisme
Les limites biophysiques étant ce qu’elles sont, la transition énergétique et la circularisation ne suffiront pas pour verdir durablement une économie en croissance, et ce verdissement, limité quoi qu’il advienne, sera toujours rattrapé d’une manière ou d’une autre par l’augmentation de la taille de l’économie : l’empreinte écologique sous-jacente, qu’il est impossible de totalement décorréler des implications de la croissance sur la production d’énergie, de matière et de pollution, représente des impacts environnementaux qui explosent largement la capacité de charge des écosystèmes.
En l’état, il ne fait aucun doute que notre système économique (aussi bien à l’échelle nationale que mondialement) est déjà en phase de surrégime et que même une stabilisation de la croissance ne suffirait pas pour revenir dans les limites biophysiques, en plus d’être potentiellement vecteur de crises sociales (la croissance étant nécessaire pour maintenir ce système en régime « optimal »).
Et quand bien même il serait possible sur le long terme de « verdir » cette économie-là tout en augmentant sa taille (ce qui reste à prouver), les délais dont nous disposons pour éviter le déclenchement en cascade de points de bascule seraient allègrement dépassés. En d’autres termes, nous n’avons d’autre choix que d’également décroitre, jusqu’à atteindre un régime stationnaire socialement et écologiquement soutenable… En outre, une révolution totale des paradigmes socio-économiques et politiques en vigueur s’impose, et pour y répondre : la décroissance.
Mais en quoi consiste la décroissance, et qu’est-ce qui en fait une alternative crédible pour entamer cette transformation ?
1) Dépasser le mirage du « développement durable »
Pour commencer, si la décroissance se veut incarner un projet de société en rupture avec l’idéologie de la croissance, elle doit nécessairement s’inscrire en marge d’une politique de « développement durable », laquelle boussole pour l’instant la plupart des pays occidentaux dont la Belgique. En effet, les fondements de cette notion reposent sur le rapport Brundtland, datant de 1987 et rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, qui est définie comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
Si cette idée de « développement durable » a le mérite de remettre au centre des préoccupations la réponse aux besoins des populations (l’aspect social / bien-être) et les enjeux intergénérationnels (permettre aux générations suivantes de prospérer), elle ne questionne pas le sens du développement tel que nourri par la doxa économique néoclassique, à savoir que la croissance économique est une condition sine qua non au développement. On comprend dès lors aisément sa filiation avec le concept de croissance verte, cette croyance selon laquelle on peut maintenir la charge écologique de l’économie à un niveau compatible avec la biocapacité tout en faisant grossir sa taille, et que nous avons bien pris le temps de débunker ICI.
Dit autrement, si l’on prend un peu de hauteur et la peine de sortir du cadre conceptuel actuel, la définition du développement durable n’est pas forcément incompatible avec un projet de société non fondé sur la croissance économique, mais l’inverse est tout aussi vrai et c’est justement là que le bât blesse : elle ne constitue en aucune manière une critique de la croissance, reste aveugle devant cette corrélation entre croissance et charge écologique et peut être ainsi récupérée au service de cette hégémonie idéologique.
Il nous faut également admettre que la généralité de cette définition peut finalement signifier tout et son contraire : que considère-t-on comme besoins ? Pouvons-nous parler de progrès pour les générations futures si notre conception du développement et de la durabilité, qui semble plus que jamais figée dans le marbre, compromet précisément l’advenue et l’accomplissement d’une autre vision de la prospérité, plus en phase avec une planète habitable, voire l’avenir de l’humanité et de millions d’autres espèces tout court ?
Alors certes, cette notion devenue le mantra affiché de l’Union Européenne (qui en fait son projet socio-économique phare) fut approfondie au fil des années, mais à l’arrivée, elle reste profondément rattachée au principe de croissance économique, constituant par ailleurs l’un des 17 objectifs du développement durable [¹].
Le développement durable (DD) dans sa définition usuelle, repose ainsi sur 3 piliers : la justice sociale, la soutenabilité écologique ET la croissance ! Il défend donc la thèse d’une substituabilité entre richesse créée (dans le système économique actuel, la croissance du PIB) et ressources naturelles, qui n’a pourtant jusqu’ici jamais été démontrée. C’est ce qui lui vaut d’être associé à une durabilité faible, contrairement à un projet de société qui tiendrait compte d’une certaine corrélation entre richesses produites (au sens du PIB) et impacts environnementaux (niveaux et rythmes gargantuesques d’extraction, de consommation et de pollution, d’annihilation du vivant,…).
A ce titre, la décroissance se doit donc d’être un projet de société à durabilité forte, tout en incluant les dimensions justice sociale et bien-être qui, soyons au moins d’accord là-dessus, sont les conditions sine qua non à un présent et un avenir aussi bien soutenables que pérennes.
Enfin, puisque que le DD s’accommode de l’idéologie de la croissance, il ne remet aucunement en cause les principes et pratiques qui tendent à élever l’économie en tant qu’organisation centrale des activités humaines : non pas une économie au service de la société, mais une société au service de l’économie ! Or, une économie plus petite nous permettrait, par exemple, d’être plus aisément souverains sur cette première.
« Conditionné par l’idéologie de consommation, prisonnier d’une foi aveugle en la science, notre monde cherche une réponse qui ne contrarierait pas son désir exponentiel d’objets et de services, tout en ayant bonne conscience. Le concept éthique de «développement durable» a répondu à point à cette attente. Ce terme doit désormais rejoindre sa place, c’est-à-dire le rayon des tartes à la crème. » (Vincent Cheynet) [¹⁰]
A travers cet accommodement, le DD revêt ainsi un caractère fondamentalement contradictoire avec sa raison première (remettre l’économie au service d’un monde prospère en accord avec les limites biophysiques), ce qui en fait un concept aussi dévoyant que confusant, aussi vide de sens que « l’islamo-gauchisme » ! Dans ces conditions, qu’attendons-nous pour l’abandonner et lui trouver un concept plus cohérent ? J’ai nommé : la décroissance.
2) Histoire de la décroissance : de l’objection de la croissance à la post-croissance
Après avoir fait le tour des limites du « développement durable » et davantage cerné ce que l’économie doit incarner pour les dépasser (une objection à la croissance, une durabilité forte, une économie balisée par la justice sociale, le bien-être, non pas gouvernante mais gouvernée – cf. l’économie du Donut), cela n’est toutefois pas suffisant pour véritablement définir les contours de la décroissance. En effet, en tant que projet de société, manque encore l’aspect politique (indispensable à toute transformation sociostructurelle, socioculturelle et socioéconomique), soit l’horizon à atteindre ainsi que les moyens et propositions pour y parvenir.
Introduisons cette dimension politique de la décroissance à travers un peu d’histoire, en évoquant succinctement les faits et travaux majeurs qui ont nourri ce qui n’était à la base qu’une théorie critique de la croissance (sorte d’athéisme de la croissance), puis qui est progressivement devenu un courant de pensée, un domaine d’étude, un domaine d’action et par-dessus tout, un projet de société.
2.1) Une théorie critique : de l’a-croissance aux prémices de la décroissance
Nous n’allons bien évidemment pas revenir en détail sur tout ce qui a été évoqué dans notre article sur les limites à la croissance, ni sur les alertes du rapport Meadows, qui démontre empiriquement qu’une civilisation basée sur la croissance finit par se heurter aux limites écologiques et s’effondrer si elle persiste dans cette voie.
Toutefois, ce sont bien les travaux pionniers en économie écologique de Nicholas Georgescu-Roegen, sur la bioéconomie notamment [²], qui ont permis de théoriser le fait qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible (dit ainsi cela semble couler de source, et pourtant…), en s’appuyant notamment sur la loi de l’entropie … A la rencontre de ces travaux émergera l’idée d’objection de la croissance (ou d’athéisme à la croissance – « l’a-croissance »), un concept d’opposition à l’augmentation permanente de la production et de la consommation.
Ces travaux datant du début des années 1970, créeront une certaine agitation qui rameutera d’autres penseurs critiques de la croissance et des problèmes qui en découlent, certains parlant même de pathologie sur le plan idéologique, ou encore de « l‘enracinement de la croissance dans l’esprit de la civilisation occidentale » (André Lamar) [³].
Cela dit, on parle encore très peu de décroissance à cette époque. Bernard Charbonneau, pionnier de l’écologie politique et l’un des précurseurs de la décroissance, fut l’un des premiers à employer le terme. Selon lui, pour limiter les coûts économiques, écologiques et sociaux d’une augmentation perpétuelle de la production, il faut réduire les activités qui en sont responsables, voire les abandonner [⁴].
Mais la particularité de son propos réside dans la considération d’une décroissance qui ne relèverait pas que du renoncement et du sacrifice, ou qui serait par essence punitive, mais plutôt libératrice, désirable, souhaitable, heureuse, qui « favorise la stabilité, donc l’équilibre social qui peut lui aussi être source de bonheur » [⁵] sans pour autant avoir besoin de toujours plus produire et consommer.
Néanmoins, compte tenu du caractère révolutionnaire que revêtait cette vision d’une réduction de la production et de la consommation à cette époque, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait pas enflammé le débat public. Pourtant, elle fit suffisamment de bruit pour parvenir jusqu’aux oreilles de Sicco Mansholt, instigateur de la fameuse Politique Agricole Commune et de l’agriculture industrielle en défaveur de l’agriculture paysanne [⁶].
Celui-ci aura été au cours de l’année 1972 président de la commission européenne pendant 6 mois : très alerté par le rapport Meadows et cette montée en puissance de la pensée a-croissante chez les chercheurs, il proposa de substituer la recherche de la croissance économique à celle de l’« utilité nationale brute » [⁷]. Sans succès.
« Il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance » (Sicco Mansholt)
Dans une interview accordée au Nouvel Obs, Mansholt appela même à réduire la croissance économique (matérielle) pour y substituer une autre forme de croissance : celle du bonheur, de la culture et du bien-être [⁸]. « C’est l’une des premières fois où la décroissance est perçue aussi bien comme une réduction de la production matérielle que comme un projet de société centré sur de nouvelles valeurs » [⁹] (pg 160). Si le mot est rarement employé, l’idée se développa également à travers d’autres appellations : le « socialisme non productiviste » (ou écosocialisme) par exemple.
Les travaux de l’économiste Richard Easterlin iront dans ce sens : celui-ci publia en 1974 un article empirique sur le lien entre PIB et bien-être subjectif, montrant pour la première fois qu’après avoir dépassé un certain seuil de PIB par habitant, la croissance ne fait plus le bonheur (le fameux « paradoxe d’Easterlin »). Ce lien entre croissance et bien-être sera exploré plus en détail par Fred Hirsch (« Social limits to growth ») et Tibor Scitovsky (« The joyless economy ») avec la même conclusion : l’argent (et particulièrement sa croissance continuelle) ne fait pas le bonheur.
Herman Daly, économiste américain et élève de Georgescu-Roegen, soutiendra également que la croissance doit être considérée comme une étape temporaire vers la maturité et la suffisance. Au-delà d’un certain seuil, poursuivre la croissance économique devient contreproductif (ce qu’il appellera plus tard la « croissance antiéconomique »).
Citons aussi l’historien Hans Jonas, qui fut l’un des premiers à apporter une critique de la technoscience (ou solutionnisme technologique) et à insister sur le principe de précaution (notre responsabilité collective vis-à-vis des générations futures).
La pensée décroissante puise donc historiquement ses racines dans des travaux scientifiques qui concluent sur l’impératif d’une halte à la croissance. Toutefois, on peut remarquer que cette objection pour la croissance (inquiétude vis-à-vis d’une croissance destructrice) débouchera petit à petit sur la décroissance (la prise de conscience qu’il ne faut pas seulement arrêter la croissance mais aussi rétrécir la taille de l’économie).
Naturellement, cette liste de penseurs et théoriciens est non exhaustive et les années 1970 ont été enrichies d’ouvrages appuyant l’idée d’une décroissance matérielle de l’économie : André Gorz et sa critique du travail, Ivan Illich et sa société conviviale, Françoise D’Eaubonne et l’écoféminisme, Murray Bookchin et son écologie sociale libertaire, René Dumont et son écologie radicale,… [⁹] (pg 162)
Petit à petit, la décroissance prit ainsi les allures d’un véritable courant de pensée à la croisée de principes et idées écologistes, communistes, anarchistes, féministes,… Malgré un timide ébruitement dans la sphère publique, la décroissance a donc réussi se faire une toute petite place jusque dans le monde politique, même si à l’époque, il est bien plus davantage question de stopper la croissance.
2.2) Période de gestation avant éclosion
Malgré cette littérature scientifique de plus en plus foisonnante et l’émergence de la décroissance comme courant de pensée, elle demeura pratiquement absente du débat public jusqu’à l’aube des années 2000 et resta essentiellement cantonnée au milieu universitaire, laissant ainsi le champ « libre » au concept de « Développement Durable » (DD) comme réponse aux enjeux écologiques, bien plus séduisant aux yeux des « shootés » à la croissance…
« Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste » (Kenneth Boulding)
Heureusement, suite à près de 20 années d’échec, cette confiance aveugle envers le DD commença à s’effriter, et de nouveaux penseurs et théoriciens reprirent le flambeau : le concept de décroissance fit son grand retour en 2002, via un numéro spécial du magazine Silence [¹⁰] et un article du journal Le Monde paru le même mois [¹¹]. Celui-ci posa pour la première fois la « décroissance soutenable » comme une alternative à l’oxymore du « développement durable » qui ne pourra jamais être durable sans un dépassement du capitalisme et de son obsession pour la croissance [⁹] (pg 164).
Un autre texte de la revue signé par Mauro Bonaiuti [¹⁰], est allé plus loin. L’auteur y appelle de ses vœux une « transformation profonde de l’imaginaire économique et productif », où la « décroissance matérielle » pourrait se transformer en une « croissance relationnelle et spirituelle ». Ce qui donnera plus tard pour slogan : « moins de biens, plus de liens » ! Dans ces conditions, la décroissance n’est pas seulement moins (de production), c’est aussi plus (de relations sociales, de résonance, de bonheur,…) ! [⁹] (pg 164)
Plus audacieux encore, l’article de Serge Latouche (intitulé « A bas de développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! ») [¹⁰] qui accole à la décroissance une représentation complètement inédite : la décroissance comme « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ». L’auteur invite ainsi à « échapper au développement et à l’économisme », associant la décroissance à l’abandon d’un « imaginaire économique », c’est-à-dire la croyance que plus est toujours synonyme de mieux [⁹] (pg 164).
« A partir de là, Latouche conceptualisera la décroissance comme l’abandon d’une vision utilitariste du monde, caractérisée par une relation extractiviste avec la nature, un productivisme aveugle, une omnimarchandisation des relations sociales, des pulsions consuméristes illimitées, et une obsession de l’argent et de son accumulation. » [⁹] (pg 164)
Allons plus loin encore en associant la décroissance à la désertion de systèmes socio-politiques qui entretiennent, légitiment et exhortent l’exploitation du vivant !
En septembre 2003 sortit le premier livre sur la décroissance (« Objectif décroissance« ) [¹⁴], qui rencontra un certain (même si modeste) succès, tandis que dans un article de Serge Latouche publié dans le Monde Diplomatique [¹²], la décroissance fut appréhendée non pas comme la mise en place d’une société en décroissance, mais d’une société DE décroissance : en somme, une société en rupture avec la société actuelle, qui ne s’inscrit pas dans la continuité de cette dernière !
« La bonne nouvelle est que ce n’est pas d’abord pour éviter les effets secondaires négatifs d’une chose qui serait bonne en soi qu’il nous faut renoncer à notre mode de vie (…) le mets est intrinsèquement mauvais, et nous serions bien plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux » (Ivan Illich) [¹³]
Le mot « décroissance » est peut-être un repoussoir (nous y reviendrons en fin d’article), il n’empêche qu’il « constitue indéniablement un slogan contre-culturel, une critique du capitalisme comme idéologie » [⁹] (pg 164). D’où la boutade de Serge Latouche : avant de pouvoir décroitre, il faut d’abord décroire, se débarrasser de la religion de la croissance, y compris la religion capitaliste !
Le concept de décroissance prend ainsi une autre tournure, et à partir de là, le nouveau projet de la décroissance vise l’émancipation, c’est-à-dire la déconstruction du grand récit de la croissance ainsi que des sous-idéologies qui l’alimentent : remettre en cause et sortir de l’idéologie de la croissance ne suffit pas, et passe par une désertion du capitalisme, du néolibéralisme, de l’économisme, de l’extractivisme, du productivisme, du consumérisme, de la financiarisation, de l’omnimarchandisation, du techno-scientisme, de la concurrence permanente, du hiérarchisme et des rapports de domination,…
Nota bene : il y aurait tellement à dire rien que sur le capitalisme et l’idéologie néolibérale… Nous y reviendrons dans de prochains articles, c’est promis !
Dans les termes, la décroissance prend finalement la forme d’une véritable théorie critique du système et de toutes ses composantes (sociales, anthropologiques et biophysiques) se rattachant de près ou de loin à des rapports délétères avec le vivant, humain comme non humain ! Le projet évolue et devient une décroissance conviviale, l’utopie d’une autre prospérité ou pour le dire autrement, d’un monde alternatif. Plus qu’une simple stratégie écologique, la décroissance devient également une philosophie centrée sur des valeurs comme l’autonomie, la coopération, la suffisance, le partage, la convivialité et la sollicitude. [⁹] (pg 168)
« Pour commencer, je définis la décroissance en trois valeurs : l’autonomie, la suffisance, et le care. L’autonomie est un principe de liberté qui promeut la tempérance, l’autogestion, et la démocratie directe. La suffisance est un principe de justice distributive qui affirme que tous, aujourd’hui et demain, devraient posséder assez pour satisfaire leurs besoins, et que personne ne devrait posséder trop en vue des limites écologiques. Le care est un principe de non-exploitation et de non-violence qui promeut la solidarité envers les humains et les animaux. » (Timothée Parrique) [¹⁵]
Malgré tout, au début des années 2000, la décroissance n’est encore qu’une théorie critique, le rejet d’un modèle de développement spécifique et une stratégie pour s’en extirper, ou comme dirait Latouche, un athéisme de la croissance, mais pas encore un projet de société idéale : certes ce nouveau concept de décroissance soutenable anime quelques académiciens et activistes, mais cet engouement reste limité, les médias dominants ne portant que peu d’intérêt à cette notion. [⁹] (pg 165)
Il faudra encore attendre quelques années et d’autres contributions de Serge Latouche et Paul Ariès, pour que la décroissance devienne non seulement une théorie critique, mais aussi un domaine d’action et un domaine d’étude.
2.3) La décroissance comme domaine d’étude
Après la décroissance soutenable de Cheynet et la décroissance conviviale de Latouche, Ariès parle de décroissance équitable, liant écologie et lutte contre les inégalités (notre article sur le sujet ICI) [¹⁶]. Seulement, entre les propositions d’Ariès et son focus sur les stratégies politiques, et celles de Latouche, il faut bien avouer que l’on s’y perd assez facilement.
Fort heureusement, Fabrice Flipo, philosophe des sciences et des techniques, publia en 2007 un article académique ayant pour objectif de cartographier le domaine de la décroissance, afin d’y voir un peu plus clair. Il en ressort que la décroissance se situe à la confluence de cinq courants de pensée [¹⁷] :
l’écologie (les dégradations causées par la croissance), la bioéconomie (les limites biophysiques), la culture (rejet d’une vision du développement centrée sur la croissance), la démocratie pour résister à l’économisme et la spiritualité (la croissance ne fait pas le bonheur).
Il y en aura d’autres qui se soumettront à cet exercice, à l’instar du chercheur Giorgos Kallis qui décompose la décroissance en différents principes (les communs et la démocratie directe, la fin de l’exploitation, la démarchandisation,…) [¹⁸] qui peuvent être résumés comme suit : « produire moins, partager plus, décider ensemble » (Yves-Marie Abraham).
Aujourd’hui, il existe presque 600 articles académiques en anglais sur la décroissance et on peut en dégager au moins 6 grands domaines de recherche, qui se sont étoffés au fil des décennies :
– les origines historiques de l’idéologie de la croissance ;
– l’économie écologique et les limites de la croissance verte ;
– les implications économiques de la décroissance ;
– l’étude des sociétés et organisations qui prospèrent sans croissance ;
– l’étude de la technologie ;
– l’étude des implications politiques centrées sur la question de la démocratie et de la transition.
Pour en terminer avec les ouvrages et travaux sur la décroissance (et il y en a tant d’autres), notons The Future is Degrowth : A Guide to a World beyond Capitalism [¹⁹]. « Véritable encyclopédie de la décroissance, on y trouve l’intégralité de la littérature sur le sujet » [⁹] (pg 176) : pour toute personne désireuse de cerner tous les champs de la décroissance et parcourir les résultats des travaux relatifs à ces 6 grands domaines de recherche, c’est le nec plus ultra !
Au global, tout cela permet de résumer la décroissance en différentes typologies [⁹] (pg 176) :
– 7 critiques à la croissance économique (écologique, socio-économique et culturelle, anticapitaliste, féministe,…) ;
– 5 courants (les institutions, la suffisance, les économies alternatives, le post-capitalisme,…) ;
– 3 principes (justice écologique, justice sociale et bien-être) ;
– 6 familles de propositions politiques : économie solidaire et communs(*), sécurité sociale, redistribution des ressources et limitation de l’accumulation des richesses, technologies conviviales et démocratiques (cf. les low-tech), redéfinition du travail, solidarité internationale,…
(*) A l’instar du capitalisme et du néolibéralisme, le sujet mériterait à lui seul un article ! En quelques mots, les communs désignent des ressources gérées collectivement et de manière pérenne par une communauté [²⁰]. Pour donner un exemple, Wikipedia est un commun.
Voilà qui précise les contours de la décroissance !
2.4) La décroissance comme domaine d’action et projet de société
Petit à petit, la décroissance devient plus qu’un concept académique et se propage au-delà du monde scientifique et des cercles d’activistes convaincus, via des colloques, des manifestations, des marches, des débats,… qui donneront naissance, pour certains d’entre eux, à de nouvelles pratiques.
A travers cette évolution, la décroissance finit ainsi par incarner des propositions d’actions individuelles et collectives, militantes et citoyennes… qui ont été parfois jusqu’à la création de mouvements et partis politiques ici-même, en Belgique : notamment le parti Vélorution fondé en 2007 [²¹] et le mouvement politique des objecteurs de croissance créé en 2009 [²²]. La décroissance est également portée par le député Ecolo Philippe Lamberts sur la scène européenne [²³].
Du côté de la France, même dynamique : création du Parti Pour La Décroissance en 2005 [²⁴], et chez les Verts, la décroissance fut le projet phare de Delphine Batho lors de la primaire présidentielle en automne 2021, contraignant les autres candidats d’Europe Ecologie les Verts (EELV) à se positionner sur le sujet.
Enfin, depuis 2017, La Maison commune de la décroissance [²⁵] est l’association la plus active sur le sujet en France, avec des rassemblements réguliers, un site internet et un ouvrage de synthèse [⁹] (pg 183).
A travers cet historique de la décroissance, on peut donc voir qu’il ne s’agit pas seulement d’un phénomène ou d’une transition, mais d’un véritable paradigme, à la fois stratégie de transition ET projet politique ! En définitive, lorsqu’on parle de décroissance aujourd’hui, il faut donc bien intégrer les trois acceptions évolutives du concept [⁹] (pg 186 – 187) :
– l’objection de croissance, relative à l’inquiétude vérifiée des Meadows (nous sommes toujours dans le rouge, et la croissance verte ne tient pas ses promesses) ;
– la décroissance comme un désir non seulement de réduire la taille de l’économie, mais aussi de sortir de la croissance, de décoloniser notre imaginaire et nos sociétés de l’impératif productiviste et de l’enrichissement sans fin ;
– La post-croissance comme utopie, c’est-à-dire une société alternative construite sur de nouvelles valeurs.
« La décroissance, ce n’est pas seulement une critique du capitalisme, du productivisme, de l’extractivisme, du consumérisme, du néolibéralisme et j’en passe ; c’est un désir pour une société frugale, conviviale, plus juste, démocratique, et en harmonie avec la nature. Cette utopie, [la postcroissance], c’est l’idée d’une société où le bien-être ne dépend plus de la production [exclusivement] matérielle. » [¹⁵]
Si cet historique nous a permis d’identifier les contours du concept, penchons-nous à présent sur sa définition la plus formelle et concise !
3) Définition : mettre l’économie en décroissance
Clarifions d’entrée de jeu un élément essentiel, qui bien souvent effraie un public peu averti : la décroissance ne consiste pas à décroitre indéfiniment. L’idée est plutôt de réduire la production et la consommation autant que nécessaire, jusqu’à revenir à une charge écologique que nos écosystèmes peuvent encaisser.
Bien sûr, les gains d’efficacité permis par les innovations technologiques et des modes d’organisation sociale plus efficaces peuvent amortir cette baisse et faciliter la transition vers un modèle de société soutenable, mais comme nous l’avons développé dans notre article sur les limites à la croissance (et c’est d’ailleurs le postulat de départ de la décroissance), cela ne peut suffire et il faudra globalement réduire la taille de l’économie jusqu’à temps que l’empreinte écologique redevienne inférieure ou égale à la biocapacité, car plus nous prendrons du temps pour baisser significativement cette charge, plus la transformation globale du système Terre sera brutale, intense et par conséquent susceptible de mettre à genoux nos sociétés humaines.
In fine, on peut donc voir la décroissance comme une période de transition en direction d’une destination souhaitée, c’est-à-dire d’une économie stationnaire socialement et écologiquement soutenable. Timothée Parrique, docteur en économie de la décroissance, distingue donc la société de décroissance de la société post-croissance, en ce que la première désigne une société en route pour basculer d’un système reposant sur la croissance, à un système enfin libéré de cet impératif.
En soi, la décroissance (en tant que courant de pensée) intègre la post-croissance, puisque pour construire un chemin et évoluer vers sa destination, il faut d’abord connaitre son point de départ (la société actuelle) et son point d’arrivée (qu’il va falloir imaginer, créer mais surtout choisir, en accord avec les limites biophysiques et un avenir aussi désirable que pérenne). Toutefois, notons que décroissance et post-croissance poursuivent le même objectif : une société écologiquement soutenable, démocratique, socialement juste et soucieuse du bien-être.
Dans un cas (la décroissance), la société est en chemin pour respecter les limites planétaires démocratiquement, dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ; dans l’autre (la post-croissance), la société y est parvenue et peut évoluer en harmonie avec le vivant et les limites biophysiques.
A ce titre, Parrique a opté pour une définition symétrique des deux concepts :
la décroissance consiste en une « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement, dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être » ;
tandis que la post-croissance désigne « une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature, où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de prospérer sans croissance ».
Pour chacune des deux définitions, on retrouve bien les points cardinaux suivants : soutenabilité, démocratie, justice sociale et bien-être. Rappelons le principe de base de la décroissance :
« La décroissance n’est pas une version miniaturisée de notre modèle économique actuel ; c’est un système économique alternatif. C’est son aspect révolutionnaire. Ici, on parle de dé-croissance dans le sens d’une dé-croyance : abandonner l’idéologie de la croissance et sa vision matérialiste du progrès, celle qui dit que plus, c’est toujours mieux. » [¹⁵]
Mettre en route la décroissance impliquerait donc des transformations structurelles et institutionnelles majeures, comme le souligne Parrique :
« Une transition vers la décroissance changerait profondément chacune de ces institutions : la propriété, le travail et l’argent. » [¹⁵]
3.1) Diminution de la production et de la consommation
La décroissance, cela n’a donc rien à voir avec la récession, qui représente une situation où une économie censée croitre ne croit plus, voire subit une croissance négative. Autrement dit, dans une société où la croissance n’est plus la boussole, la baisse du PIB ne constitue plus une situation de crise et la récession (un concept propre à l’économie de croissance) n’existe plus.
Réduire la taille de l’économie c’est bien, mais il ne s’agit pas non plus de réduire tout et n’importe quoi. Il faut plus voir la décroissance comme un régime et non une amputation : il n’est aucunement question de baisser les productions saines et les consommations propres aux besoins vitaux et essentiels de chacun, mais plutôt de s’attaquer d’abord à celles qui sont inutiles et substituables, c’est-à-dire celles qui mettent l’économie en surpoids.
En d’autres termes, nous pouvons commencer par réduire les activités les plus nuisibles d’un point de vue social et écologique, renoncer à celles qui sont plus inutiles qu’autre chose (la publicité par exemple), remplacer celles qui peuvent l’être par d’autres productions/services moins prédateurs (répondant aux mêmes besoins mais plus sobres en énergie, en matière et moins polluants) et/ou tout simplement adopter une certaine forme de modération : choisir de limiter certaines consommations et activités, notamment celles qui sont relativement secondaires au bien-être et dont on n’a pas besoin de disposer en permanence pour être plus heureux, comme par exemple garder les mêmes vêtements plusieurs années au lieu d’acheter l’équivalent d’une nouvelle garde-robe tous les 6 mois.
Dans tous les cas, nous disposons de deux stratégies pour décroitre : rétrécir l’économie mesurée par le PIB (en particulier son domaine marchand, cf. notre article sur les limites à la croissance) et la ralentir. Cela se traduirait notamment par une définanciarisation, une baisse des flux monétaires de la production et une démarchandisation.
A ce propos, écartons un autre malentendu : réduire le nombre de marchandises et définanciariser l’économie, réduire la production par la décroissance, n’a rien à voir avec l’appauvrissement. En effet, on peut très bien diminuer la valeur ajoutée monétaire totale de l’économie (le PIB) tout en augmentant la valeur ajoutée sociale et écologique (un exemple concret ICI).
Par ailleurs, si les activités de certains secteurs doivent baisser, d’autres doivent se développer : la construction de vélos, l’agroécologie, les transports en commun, l’isolation thermique des bâtiments,… La décroissance correspond donc à une baisse de la taille de l’économie dans son ensemble, d’un point de vue macro, mais n’exclut pas l’augmentation de la production de certaines activités microéconomiques, bien que celle-ci doive rester temporaire, tant produire toujours plus de vélos ou de nourriture n’aurait aucun sens et nous ramènerait dans les mêmes travers qu’aujourd’hui !
Tout cela passerait immanquablement par une baisse globale du temps de travail (en emploi), une baisse de la productivité ou un mix des deux afin de réduire la taille de la sphère marchande (encore une fois, sans pour autant exclure l’augmentation du nombre d’emplois dans certains secteurs). Qui plus est, moins les gens dédient du temps à leur emploi, plus ils peuvent participer à une foule d’activités productives (mais non rémunérées) hors du secteur marchand.
La décroissance de toute une série d’activités dont prioritairement les plus néfastes, viendrait ainsi libérer du temps de travail disponible pour d’autres activités plus bénéfiques, en plus de limiter notre empreinte : en effet, une étude relative à 29 pays développés sur la période 1990 – 2008, montre qu’une augmentation de 1% du temps passé en emploi s’accompagne d’une hausse de 0,4% de la consommation énergétique [²⁶] ! Ceci démontre une fois pour toutes que globalement l’emploi (dans le cadre du système économique actuel) souscrit à des activités qui augmentent la charge écologique, et non à des activités plus régénératives (davantage situées en dehors de la sphère marchande, c’est-à-dire hors de l’emploi).
3.2) Planifiée démocratiquement
D’où l’importance de réorganiser l’économie selon une certaine désacralisation de l’emploi, qui nous renvoie immédiatement à la définition et au sens du travail et de la productivité, et à la question de l’accès et de l’allocation des ressources : comment se fait-il que des biens de première nécessité comme l’eau, l’énergie, la nourriture ou encore le logement, ne soient accessibles qu’à travers le marché, définis et alloués à travers une valeur purement monétaire (cf. le célèbre fétichisme de la marchandise de Karl Marx), excluant de facto tous ceux qui ne peuvent se les offrir ? Ne mérite-t-on plus de vivre dès lors que nous exerçons des activités en dehors de la sphère marchande ?
« Il faut distinguer la notion de travail de celles de l’emploi et du chômage. Le travail recouvre des notions variées. C’est du temps passé à produire des biens et services. Lorsqu’il est rémunéré, il devient un emploi qui s’apparente à la marchandisation du travail. L’emploi ne concerne donc pas la totalité du temps humain à travailler. Tout travail n’est pas synonyme d’emploi (…) Dans une société marchande où l’accès aux richesses passe nécessairement par la monnaie, l’emploi devient quasiment le seul moyen de subsister. Le chômage devenant l’absence d’autonomie et la condamnation à l’assistance sociale. » [²⁷]
« Il faut redéfinir ce que l’on entend par productivité et abandonner l’idéologie de la compétitivité » [⁹] (pg 205)
Bien entendu, il n’est pas question de laisser quelques dirigeants choisir ce que l’on pourrait considérer comme inutile, substituable, indispensable ou secondaire dans nos vies, rationné, ou encore ce qui tomberait dans le domaine public ou des communs. C’est une question complexe requérant une intelligence collective forte ; qui doit être longuement débattue et faire intervenir la population, tenir compte des faisabilités techniques, de l’utilité sociale et de l’empreinte écologique de chaque bien/service consommable. Ce constat posé, la décroissance est tout sauf une dictature « verte » !
La décroissance implique au contraire une planification, concertée démocratiquement, et n’a rien à avoir avec une crise imprévue, incontrôlée et subie. Au contraire, elle nécessite de l’anticipation, de l’organisation et repose sur des choix collectifs, précisément parce que le système économique actuel (le capitalisme) n’est pas conçu pour décroitre et est dominé par des agents économiques (oligarques et ploutocrates) aux manettes en ce qu’ils adhèrent pleinement à ces règles du jeu.
Ne nous leurrons donc pas : si nous voulons renouer avec la démocratie et éviter toute forme de régime autoritaire ou dictature « écofasciste » [²⁸][⁵¹], où le budget carbone restant serait utilisé pour permettre à quelques-uns de continuer à voler en jet privé pendant que tout le reste de la population serait durement (et injustement) rationnée, condamnée à la pauvreté (avec par exemple, un carburant trop inaccessible pour le plus grand nombre dans une économie où la dépendance à la voiture resterait omniprésente), peut-être devrions-nous commencer par rompre avec un système dont le principe de fonctionnement est la concentration du pouvoir décisionnaire, et opter pour la dilution de ce pouvoir !
Aujourd’hui, la lucrativité étant l’horizon à atteindre pour toute activité économique, nous assistons à un pouvoir disproportionné des détenteurs de capitaux et grandes entreprises, renforcé par une idéologie qui s’appuie sur une complicité de l’État.
Dans la configuration actuelle, le gouvernement défend les intérêts des grands groupes, ce qui oblige les associations à faire l’aumône pour survivre, et le comportement des consommateurs est drivé par les entreprises via la publicité et l’obsolescence programmée. Pour redevenir souverains sur le travail et la production, il faudra immanquablement un gouvernement et des administrations publiques non plus organisés pour perpétuer cette dynamique délétère, mais prêts à démocratiser la planification de la production.
Cela ne pourra se traduire autrement que par un changement du système de gouvernance des entreprises (afin qu’elles ne soient plus aux mains des capitalistes) et de leur raison sociale (généraliser les coopératives, associations sans but lucratif, nationaliser,…), qui ne serait plus la recherche absolue de lucrativité mais la réponse à des besoins socio-écologiques concrets. En définitive, pour pouvoir mettre en œuvre une stratégie de décroissance, il est impératif de reprendre le contrôle des organisations et institutions qui entravent toute possibilité transformative en faveur d’une économie de décroissance et de tout processus véritablement démocratique.
En Belgique, plus de 99% des entreprises sont des petites entreprises (PE) et représentent près de 55% de l’emploi [²⁹] (pg 4). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est donc les petites activités qui participent le plus à la création d’emplois. Toutefois, ce sont les moyennes et grandes entreprises (MGE) qui représentent la plus grande part de la valeur ajoutée (54%). Ainsi, non seulement gouverner démocratiquement une petite société est un exercice bien moins délicat, mais en plus leur lucrativité est bien moindre que celle des MGE. Reconvertir en sociétés coopératives à lucrativité limitée la majorité des PE du pays pourrait donc s’envisager sans trop de difficultés.
En plus d’une reconversion, et conformément à ce qui a été explicité au point 3.1), il est évident qu’il faudra aussi se mettre d’accord sur les entreprises à subdiviser car économiquement trop puissantes et structurellement peu horizontalisables, à reconvertir ou à tout simplement fermer/abandonner car écologiquement insoutenables. Ces fermetures devront s’accompagner d’un démantèlement pour laisser place à la création de nouvelles activités utiles et infrastructures aussi bien physiques que sociales [³⁰].
Naturellement, organiser cela à l’échelle d’un pays ne se fera pas d’un coup de baguette magique. Il faudrait organiser des assemblées citoyennes au sein des territoires et communes, que les citoyens soient bien au courant des enjeux afin d’identifier collectivement les leviers les plus efficaces, etc (pistes de réflexion sur la démocratie et sa mise en place ICI) ; et bien entendu, que les citoyens puissent s’y consacrer suffisamment. Dans cette optique, réduire le temps de travail n’a pas seulement pour vocation de baisser la production et la consommation, mais aussi de renouer avec une certaine souveraineté populaire, une certaine réappropriation de la chose publique et investir le processus décisionnel.
En définitive, s’il est nécessaire de collectivement décider quoi produire, il est d’autant plus indispensable de renouer avec une souveraineté citoyenne bien trop faible aujourd’hui afin de pouvoir amorcer les changements politiques et institutionnels qui le permettent ! Une approche d’autant plus radicale serait également de déserter les institutions envers lesquelles nous n’avons plus confiance en leur capacité d’être transformées, car structurellement conçues pour persister aux mains de garde-fous qui nourrissent une foi aveugle et ne souhaitent pas laisser le peuple décider. Cela passera donc peut-être en partie par la création de nouvelles institutions politiques citoyennes non étatiques.
3.3) Dans un esprit de justice sociale
Naturellement, organiser démocratiquement une transition écologique passe par l’implémentation d’un projet de société désirable et le plus inclusif possible (c’est le propre même de la démocratie : inclure chaque citoyen dans l’organisation politique et l’élaboration d’une société). La question de la justice sociale dans un régime démocratique est donc évidente, car elle pose le principe de l’égalité des droits (l’abolition des privilèges) et de l’équité (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins).
Produire et consommer moins c’est une chose, mais pas n’importe comment : s’il s’agit de demander à la population de se priver de la voiture pour permettre à quelques milliardaires de voler en jet privé (sans tenir compte du volet justice sociale donc), c’est tout sauf de la décroissance. Au contraire, la décroissance n’a rien de punitif : à ceux qui ont déjà le moins d’avoir plus, et à ceux qui ont déjà tout de partager !
En d’autres termes, chacun doit contribuer selon sa situation. Dans le cadre d’une société de décroissance, ceci implique évidemment de ne pas demander les mêmes efforts à ceux dont l’empreinte écologique est déjà faible, qu’à ceux qui ont une empreinte écologique particulièrement élevée. Or, comme spécifié dans notre article sur le rôle des inégalités dans la crise écologique, cette empreinte est proportionnelle aux revenus, et c’est donc aux organisations et à ceux qui aujourd’hui disposent le plus de moyens de fournir les efforts les plus conséquents pour déconsommer, renoncer à une partie de leurs revenus/profits (pouvant alors être redistribués) et ralentir.
Dans cette optique, ce sont les activités, individus et pays les plus écologiquement destructeurs (essentiellement les plus riches) qui doivent prioritairement réduire leur CA/PIB, tandis que ce sont les plus vulnérables (les personnes à faibles revenus, petites entreprises, associations en difficulté et pays du Sud) qui doivent bénéficier de ce changement d’organisation socio-économique. Par ailleurs, une fois qu’on a bien saisi toute la finitude de notre système Terre, l’on comprend aisément que la décroissance des pays riches est une condition sine qua non à la prospérité des pays pauvres !
C’est une logique de « contraction et convergence » : décroissance pour les privilégiés et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin ! [⁹] (pg 207)
Pour illustrer ce propos, en 2015, pour chaque heure de travail qu’un pays pauvre importait d’un pays riche, il devait en exporter 13 pour la payer (rapport de 5:1 pour les matériaux et de 3:1 pour l’énergie) ! [⁹] (pg 252)
Entre 1985 et 1999, le flux monétaire net entre Nord et Sud (en faveur des pays du Nord [³¹]) correspondait à un transfert de richesse de plus de 600 milliards à cause du poids des dettes [³²] (pg 326), car encore aujourd’hui, alors que le Sud est victime d’un accaparement de la part du Nord, celui-ci doit se financer auprès de pays déjà riches et ce financement a un coût !
Pour améliorer la situation des pays du Sud et en finir avec ce « mode de vie impérial », il est essentiel que les pays du Nord révisent leur modèle économique, reposant sur des importations massives de matières premières à bas prix (sans même compenser les dégâts occasionnés par leur extraction) et sur des exportations de produits finis à prix d’or, notamment aux pays qui les fournissent en ressources naturelles.
Il faut inverser la tendance : augmenter les flux financiers du Nord vers le Sud et réduire le volume des importations d’autant plus que nous ne devons baisser la production et la consommation.
En définitive, à chaque pays son dépassement : les stratégies de décroissance à mettre en place doivent être propres à chaque contrée en situation de (sur)dépassement écologique, en fonction des limites dépassées localement et du dépassement occasionné ailleurs !
Si l’objectif écologique par excellence de la décroissance est une société soutenable d’un point de vue biophysique, sa raison sociale est une société équitable où tout le monde a de quoi répondre à ses besoins sans manquer de rien et sans être dans l’excès (cf. l’économie du Donut de Kate Raworth).
On l’a vu, l’Europe et les USA sont historiquement responsables de plus de la moitié des émissions anthropiques, mais ce n’est pas qu’une affaire de gaz à effet de serre (GES) : on retrouve ce genre de disproportion importante dans la consommation d’énergie par habitant dans les pays riches (voir notre article sur l’évolution de la conso d’énergie mondiale) par rapport aux pays pauvres, ainsi que dans la consommation en matériaux [³³][³⁵]. Toutefois, gardons à l’esprit qu’au sein même des pays riches subsistent d’importantes disparités : les 5% les plus riches utilisent plus d’énergie que la moitié la plus pauvre de l’humanité [³⁴] et les 10% les plus riches sont responsables d’à peu près la moitié des émissions mondiales de GES !
« Ce privilège est finalement aussi insoutenable qu’immoral » [⁹] (pg 209) : en 2015, les 10% les plus aisés avaient déjà utilisé à eux seuls 31% du budget carbone à 1,5°C alors que les 50% les plus pauvres (qui devraient avoir un accès prioritaire aux ressources disponibles), seulement 4% ! [³⁶]
Pour à la fois alléger l’empreinte écologique et redistribuer les ressources, il existe différents leviers dont l’interdiction pure et simple de certaines pratiques (optimisation fiscale, trading à haute fréquence, gouvernance verticale des entreprises,…), le rationnement (plafonnement des dividendes et des superprofits, limitation de la taille des entreprises et de leur CA,…) et la fiscalité [⁹] (pg 199).
On pourrait également mettre en place des mécanismes fiscaux équitables comme une taxation progressive des émissions – aucune sur les premières tonnes puis renchérissement progressif jusqu’aux niveaux d’empreinte les plus élevés. Pourquoi pas même imaginer des amendes pour les niveaux les plus écocidaires [⁹] (pg 209).
N’oublions pas aussi l’empreinte carbone du patrimoine financier ! Selon Greenpeace/Oxfam, l’empreinte carbone des actifs financiers des 63 milliardaires français correspond à l’empreinte du patrimoine financier de la moitié des ménages français [³⁷].
Dans de telles circonstances, il est vital de contrôler les flux d’investissement, par système de redistribution/répartition (impôt sur les gros patrimoines financiers), par démocratisation du système bancaire (une gestion des banques beaucoup plus démocratique et non plus drivée par des intérêts privés mais par des intérêts généraux) et bien évidemment par une réappropriation des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes afin de recanaliser la production vers des activités plus vertueuses et essentielles (on en revient aux interdictions et rationnements et à la concertation démocratique qu’ils requièrent, voir pt 3.2).
3.4) Dans le souci du bien-être
Bien que l’on observe une corrélation entre PIB et bien-être en dessous d’un certain niveau de revenu par habitant, passé ce seuil, les effets s’inversent et la croissance ne fait plus le bonheur (cf. le paradoxe d’Easterlin).
Naturellement, une baisse drastique et mal organisée des activités économiques serait synonyme de récession et pourrait alors détériorer la qualité de vie [³⁸].
Toutefois, comme nous l’avions mentionné au début du point 3, la décroissance n’a rien d’une récession car il est précisément question de réorganiser l’économie de telle sorte que nous ne dépendions plus de la croissance pour financer les services publics, pour stimuler et pérenniser l’activité, pour garantir un accès aux ressources essentielles et bien évidemment, pour maintenir une certaine qualité de vie (ce qui est pour le moins discutable dans une économie de croissance qui accroit les inégalités, dégrade les activités reproductives et renforce les pressions environnementales).
Preuve que c’est possible : pour une qualité de vie similaire, l’empreinte carbone d’un Costaricain ne dépasse pas les 3 tonnes d’équivalent CO2 alors que celle d’un Américain avoisine les 15 tonnes ! [³⁹]
Par ailleurs, une étude récente démontre qu’il serait possible d’atteindre de hauts niveaux de bien-être avec seulement 1/10 de la consommation énergétique actuelle moyenne d’un habitant français [⁴⁰]. Vivre bien avec moins de PIB, c’est donc totalement et factuellement envisageable !
Aussi, premièrement, la manière la plus évidente de baisser l’empreinte écologique sans altérer la qualité de vie, consiste tout simplement à renoncer aux activités et produits les plus polluants qui contribuent peu au bien-être : par exemple, interdire les fréquents weekends de vacances en avion des ménages les plus aisés tout en préservant les vols humanitaires et les réunions familiales.
Ensuite, faciliter l’accès aux biens et services les plus essentiels via la gratuité, grâce à un financement collectif par cotisations, géré le plus localement et démocratiquement possible dans une logique de non-lucrativité [⁹] (pg 214) : gratuité des choses indispensables, renchérissement progressif des consommations plus superflues et pénalisation du gaspillage.
De cette manière, il sera possible de décorréler le pouvoir de vivre du pouvoir d’achat, ultra dépendant de l’emploi pour l’immense majorité d’entre nous et de la situation de subordination sous-jacente, puisque, jusqu’à preuve du contraire, elle repose sur notre engagement à mettre à disposition notre force de travail au service d’un employeur qui doit bien jouer les règles du jeu du marché et de la lucrativité.
Cette situation traduit surtout un pouvoir de vente détenu par les grandes entreprises qui ont la capacité d’imposer leurs prix, leurs produits (gloire au marketing !) et pratiques sur le marché. Or, se rapprocher des coûts réels de production et donc baisser les marges totalement déraisonnables des entreprises capitalistes permettrait de les rendre moins omnipotentes et de favoriser d’autres pratiques ! Pourrions ainsi, entre autres choses, commencer par plafonner les prix de l’immobilier, des assurances et des médicaments.
Changer les pratiques, c’est également revenir sur la question du sens au travail (utilité sociale du travail) et de l’activité : est-ce que mon activité professionnelle justifie un effondrement écologique ? De quoi avons-nous vraiment besoin ?
Ces interrogations pourraient être soulevées via la création de coopératives d’emploi et de forums démocratiques qui auraient pour mission de redéfinir l’activité et l’ajuster en fonction des besoins socio-écologiques. Ceci permettrait notamment d’orienter les offres de biens et services vers moins de possessions, plus de mutualisation et davantage de partage : quel est l’intérêt de tous posséder une servante (dont le commun des mortels ne se sert peut-être que 2x par an) quand on peut mettre en commun et en partager l’usage ?
La servante n’est qu’un exemple, mais nous pouvons l’étendre au covoiturage, aux ressourceries, machines à laver, encyclopédies en ligne,… En cela, bien des services pourraient être rendus sans passer par la propriété individuelle, et bien des choses pourraient devenir inutiles si l’on s’organisait autrement pour les faire disparaitre (bouteilles d’eau, hôtels,…).
En définitive, il s’agit d’organiser une économie plus participative où l’on décide ensemble, qui redonnerait par ailleurs du sens à la citoyenneté, contribuerait à l’inclusion sociale et donc au bien-être, mais également d’opter pour une économie plus redistributive, qui répartirait mieux les ressources, de façon à réduire des inégalités, et par extension (dans un monde aux ressources finies) la pauvreté : tout cela contribuerait à façonner une qualité de vie pas seulement supérieure pour tous, aussi plus résiliente.
« Ce que nous devons faire pour survivre est aussi ce que nous devrions faire pour être heureux » (Jason Hickel, anthropologue)
4) La décroissance, proposition pour bâtir un monde plus juste, désirable et pérenne… A condition d’en finir avec de stériles controverses !
Malgré tout, il faut bien admettre que le terme décroissance continue de susciter de farouches angoisses, celui-ci faisant l’objet d’un dévoiement absolument terrible, ou comme le mentionne un article de l’Obs, d’un « tabassage intellectuel » [⁴¹], en donnant notamment la parole à des chroniqueurs et pseudo-experts qui en réalité ne connaissent absolument rien au sujet…
Qu’il soit souillé par des idéologues rattachés à une droite farouchement réactionnaire est on ne peut plus logique. Par contre, que ces éléments de langage soient repris stricto sensu par la sphère médiatique mainstream sans analyse journalistique approfondie, c’est évidemment regrettable et révélateur à la fois d’un manque déontologique notoire, et d’un profond désintérêt marqué par une ligne éditoriale majoritairement conservatrice.
A la bonne heure, après 2 décennies de déconvenues suite à cette promesse d’un capitalisme prétendument vert (mais en réalité inverdissable), l’on peut observer un sursaut, si pas un réveil des médias traditionnels, qui enfin découvrent que des universitaires et activistes se sont attelés (et s’attèlent toujours) à élaborer un plan B ! La prise de conscience qui en résulte demeure certes bien trop lente (les discussions sur le sujet étant encore bien trop souvent engluées dans les mêmes clichés qui salopaient déjà le débat début 2000), mais c’est un début diront certains !
Reconnaissons également que la radicalité conceptuelle au sens d’une recherche, jusqu’à la racine, des causes du dépassement socio-écologique de notre civilisation, dont la décroissance fait preuve sans ambiguïté, échappe bien souvent aux citoyens peu renseignés (encore merci aux médias) tant elle remet en question le sens communément acté de l’existence dans notre civilisation : avoir un travail bien rémunéré et occuper une position hiérarchique de premier choix (« avoir une bonne situation »), de sorte à bénéficier d’une reconnaissance sociale supérieure, adhérer à la quête de l’accumulation matérielle et de la maximisation de son pouvoir de consommation pour être « libre » financièrement,…
Mais si tout cela, au final, n’était pas la clé d’une vie bonne et heureuse ? Si plus ne rimait pas toujours avec mieux ? Si l’on faisait fausse route, et que le dépassement écologique n’était qu’un symptôme parmi d’autres de cette erreur manifeste ?
Voilà qui rend la décroissance particulièrement inconfortable pour tout qui considère le modèle de société occidental actuel comme étant l’ultime accomplissement du genre humain, ou tout qui, après avoir gravé dans sa chair et son âme (bien souvent dans la douleur) les impératifs d’un tel modèle, se verrait dire que tous ces innombrables efforts passés à s’autoconditionner pour se plier aux exigences d’un système que l’on croyait jusqu’ici être le plus légitime et désirable, étaient en réalité bien vains.
Dans ces conditions, difficile d’assimiler le fait qu’il s’agit en réalité d’une voie sans issue, et que tous ces sacrifices ont finalement donné du grain à moudre à un modèle scientifiquement voué à l’échec. La plupart préféreront sans doute se rattacher à la doxa omniprésente de la croissance verte… Restent alors ceux qui ont le courage de se rallier du côté de la réalité, à l’instar des experts travaillant à l’Agence fédérale allemande pour l’environnement dont seulement 1% d’entre eux croient encore à la croissance verte [⁴²]. Éloquent.
Même du côté du GIEC (qui est loin d’être une organisation politique et d’œuvrer dans l’idéologisme), on commence à utiliser le terme (pouvons-nous même dire, à en comprendre le sens) :
« La décroissance va au-delà de la critique de la croissance économique : elle explore l’intersection entre la soutenabilité environnementale, la justice sociale et le bien-être » (2e volet du 6e rapport du GIEC, pg 2718) [⁴³]
Bref, finissons-en une bonne fois pour toutes avec tous ces clichés qui polluent le débat. Non, la décroissance n’est synonyme de récession, totalitaire, contre-nature (coucou la croissance « verte » !).
Elle n’est pas non plus propice au chômage structurel (contrairement à la croissance, censée booster un taux d’emploi qui pourtant reste globalement constant dans notre pays malgré des décennies de croissance [⁴⁴][⁴⁵] (pg 8)…) et certainement pas anti-entreprise, austéritaire, anti-innovation, appauvrissante, douloureuse, ou que sais-je encore !
4.1) Décroissance et innovation, une belle complicité
Commençons par l’innovation. La décroissance suppose une profonde remise en question du développement et de l’usage actuels des techniques, parfaitement incarnée par l’esprit low-tech, véritable terreau d’innovations à la fois utiles, durables et accessibles.
L’innovation, c’est aussi des institutions comme les communs et les coopératives, qui garantissent une gestion plus efficace (équitable et parcimonieuse) des ressources et une autre manière d’organiser des activités économiques. La décroissance n’est donc en aucune manière anti-entreprise, mais propose d’entreprendre différemment ! Qui plus est, plus de démocratisation représente une innovation sociale en soi, tandis qu’une plus grande participation des travailleurs dans la gouvernance des entreprises mobilise davantage d’intelligence collective, qui peut déboucher sur davantage d’innovations. Enfin, dans une société où le partage de la connaissance est rendu beaucoup plus accessible (ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui), la capacité à innover d’une société ne peut s’en trouver que renforcée !
La décroissance, ce n’est absolument pas ralentir au sens de revenir en arrière, mais moins s’agiter pour mieux rebondir : c’est la prise en compte des limites biophysiques et des impératifs de justice sociale et de gouvernance partagée dans une perspective de société soutenable, avec pour horizon le bien-être ! Plus que jamais, cette nouvelle perspective nous offrirait l’occasion d’INNOVER et d’EXNOVER [⁴⁶], c’est-à-dire d’imaginer de nouvelles infrastructures sociales et de déterminer comment les investir tout en abandonnant celles qui sont jugées obsolètes (car écocidaires et sociocidaires) !
4.2) Décroissance n’est pas austérité !
Et le côté austéritaire, dans ce cas ? Rappelons deux choses : cette logique de limitation des dépenses publiques est liée au taux dette publique/PIB, et contrairement à cette crainte liée à l’économisme néoclassique, un Etat peut faire rouler sa dette (pour simplifier, ce que paie l’Etat ce sont les intérêts liés à la dette et non la dette elle-même, qui ne correspondent qu’à quelques pourcents du PIB par année tout au plus) [⁴⁷][⁴⁸]. Pour le dire autrement : la dette publique n’est pas un problème, c’est un épouvantail !
Dès lors, si le PIB ne constitue plus l’indicateur phare et que la dette publique n’est qu’un épouvantail, qui pour prôner une politique austéritaire (produit d’un économisme) dans une économie de décroissance ? Bref, pas d’austérité avec la décroissance étant donné que les investissements ne sont plus drivés par des logiques financières, mais par des impératifs sociaux et écologiques et une amélioration des services publics !
« Le collectif des économistes atterrés est formel : l’heure n’est pas au remboursement, mais à la dépense » [⁴⁷]
4.3) Décroissance n’est ni appauvrissement, ni souffrance !
Appauvrissante ? C’est bien tout le contraire puisque la décroissance fait de la justice sociale l’un de ses chevaux de bataille ! Or, redistribuer les richesses, réallouer des ressources, davantage de gratuité et un accès beaucoup plus simple aux biens essentiels, devrait justement réduire les inégalités et permettre à ceux qui vivent dans le manque de mener une vie décente, sans pour autant plonger dans la précarité ceux qui ont actuellement tout.
A cet égard, il y a 50 ans, en Belgique, le PIB par habitant était 10x inférieur à celui d’aujourd’hui [⁴⁹], et l’on ne peut pas pour autant dire que la majorité des citoyens vivaient jadis dans une extrême pauvreté ! En définitive, si la taille du gâteau est bien plus que satisfaisante pour répondre aux besoins de tout le monde, nous ne devrions pas nous affoler de sa réduction s’il est partagé en parts équitables. Selon l’ingénieur Clément Caudron, même en divisant le PIB par 2, nous aurions encore de quoi tous vivre décemment [⁵⁰].
Puisqu’elle est soucieuse du bien-être, la décroissance n’est pas non plus douloureuse. Certes, elle nécessite nombre d’efforts pour réorganiser collectivement notre économie, changer nos pratiques, entamer les transformations culturelles nécessaires pour vivre plus harmonieusement avec le vivant, adopter de nouveaux modes de gouvernance,… mais par rapport au prix de notre inaction, ce n’est absolument pas cher payé !
Faut-il aujourd’hui rappeler que la société actuelle est loin d’être paradisiaque : burnout et perte de sens, bullshit jobs, anxiété liée à cette compromission d’un futur pérenne, implosion sociale pétrie d’individualisme, marchandisation et objectification des relations humaines, pauvreté galopante, frustration entretenue par une société de surconsommation,… Le constat est loin d’être idyllique !
Au contraire, la décroissance propose l’opportunité de retisser des liens avec le vivant et autrui, de ralentir (davantage disposer de temps pour s’occuper des choses qui comptent vraiment : la famille, les amis, la politique,…), de ne plus poursuivre le bonheur au travers l’avoir mais au travers de l’être,… ! A nous donc, d’organiser le plus joyeusement possible cet abandon d’un monde voué à péricliter, au profit d’un monde plus apaisant et épanouissant !
4.4) Décroissance n’est pas chômage structurel !
Enfin, qu’en est-il du chômage structurel dans une société de décroissance ? Dans la mesure où la société ne serait plus obnubilée par l’emploi, via une reconnaissance de la valeur implicitement produite et des activités hors de la sphère marchande, notre pouvoir de vivre ne dépendrait plus de notre aptitude à s’insérer sur le marché du travail et nous serions tous a priori posés comme en capacité de créer de la valeur, c’est-à-dire titulaires d’un salaire ou d’une dotation : d’une part en capacité à participer aux délibérations collectives visant à définir la production, et d’autre part à mobiliser notre force de travail (nos qualifications et savoir-faire, nos qualités humaines et savoir-être), que ce soit ou non à travers l’emploi, dans la sphère marchande ou non, au service d’une société plus inclusive et d’activités répondant à nos besoins. Ceci signerait la fin du chantage à l’emploi.
Moins de PIB, c’est aussi moins de machines et plus d’activités dispensables, tandis qu’une réduction globale du temps de travail correspondrait à plus d’emplois disponibles.
« Et si le chômage et la précarité étaient les conséquences directes de l’idéologie de la croissance, c’est-à-dire du productivisme et du consumérisme ? Dans une société aux besoins toujours plus immenses, comment soutenir le train de vie de certains, sans le faire au détriment des autres ? Dans une société de la frustration permanente, comment penser le partage du travail et de ses fruits, sans avoir peur de ne pas avoir assez ? » [²⁷]
Conclusion : déserter le capitalisme
La décroissance, ce n’est pas seulement réduire le niveau de production et de consommation à forte empreinte écologique (essentiellement dans les pays développés). C’est aussi défendre, dans les pays où la croissance est nécessaire jusqu’à la garantie d’une suffisance matérielle, une croissance qui soit efficace ; car s’il s’agit d’implémenter une croissance illimitée, cataclysmique d’un point de vue environnemental et incroyablement inefficace pour améliorer le bien-être, il ne sert bien évidemment à rien de croitre dans ces conditions ! La décroissance, c’est sortir d’une hégémonie idéologique qui empêche toute remise en cause d’un système de croyances incompatible avec la réalité et les enjeux du siècle, et qui nous enferme dans un raisonnement circulaire dont l’impasse demeure la seule voie possible !
Dans ces conditions, sortir du bourbier dans lequel nous sommes englués demande d’absolument redéployer nos imaginaires, encore bien trop cadenassés à l’heure actuelle… Et nous ne parviendrons à fracturer cette prison mentale qu’en abandonnant un système de croyances devenu caduc !
« La deuxième étape, c’est d’imaginer à quoi ressemblerait une économie qui serait organisée autour de ces valeurs [l’autonomie, la suffisance, et le care]. » [¹⁵]
Aussi, le propre de la décroissance consiste finalement à se réconcilier et renouer avec les limites qui nous bornent, nous définissent. Donc pourquoi faudrait-il s’obstiner dans une maladive mégalomanie qui calcine tout ce qu’il reste de beau ?
Tous ces délires entre autres technocrates et éthiquement discutables comme le transhumanisme, l’eugénisme, la géo-ingénierie,… nourris par cette quête de supériorité de la race humaine sur le reste du vivant, n’ont-ils pas jusqu’ici démontré qu’ils anéantissaient plus qu’ils ne comblaient nos âmes ? Acceptons pleinement qui nous sommes : percevons l’incroyable étendue de notre potentiel humain, mais restons conscients qu’il n’est pas infini et apprenons à nous en réjouir, à embrasser cette finitude et faire de notre mieux au sein des limites qui s’imposent à nous. Le véritable sens du dépassement ne devrait-il pas figurer dans cette voie ?
D’un point de vue politico-économique, la croissance peut être métaphoriquement ramenée au personnage Érysichton, un insatiable qui finit par se dévorer lui-même. Cela étant, son appétence autodestructrice ne peut exister qu’au travers d’une organisation profondément antidémocratique, qui concentre le pouvoir économique aux mains des pays qui ont le plus de points de PIB, au service des activités qui génèrent le plus de profits et des individus qui détiennent le plus de capital.
Elle repose sur une logique accumulative dans laquelle les gagnants du jeu économique deviennent omnipotents et où les perdants sont condamnés à exécuter les ambitions (parfois délirantes) des vainqueurs ; c’est la notion même de profit, qui s’obtient toujours au détriment de quelqu’un d’autre, en particulier dans un monde fini où les ressources sont limitées. Ne peut en résulter qu’un accroissement des inégalités, dans les décisions économiques et politiques : pas de justice sociale sans démocratie et pas de démocratie sans justice sociale.
Or, ce mode d’organisation socio-économique porte un nom : le capitalisme. Sortir de l’idéologie de la croissance implique donc de déserter le capitalisme, mais aussi de s’extirper de toutes les sous-idéologies qui s’y rapportent (libéralisme économique et néolibéralisme, productivisme, consumérisme, marchandisation, financiarisation,…), pas seulement par utopie d’un monde nouveau libéré de ses propres maux, mais par nécessité : il ne peut y avoir de société capitaliste à la fois durable, soutenable et socialement apaisée.
Le socle de valeurs et principes sur lesquels repose la décroissance intègre pleinement cette dimension et propose aussi bien une désertion, qu’un dépassement du capitalisme et de toutes les idéologies associées. Pour autant, accepter la décroissance comme force de propositions est une opération délicate, tant notre représentation du capitalisme laisse (bien souvent) à désirer.
Or, vous conviendrez qu’avant de résoudre un problème, il nous faut préalablement en comprendre les termes et déterminer son essence. Parler de décroissance est donc nécessaire, mais insuffisant : il faut s’attaquer à l’ADN du capitalisme, soit les rapports de prédation, d’exploitation, de compétition permanente et de domination ; rompre avec une vision utilitariste, d’accumulation, illimitiste, élitiste, presque eugéniste qui placerait l’humain (et en particulier une certaine classe) au-dessus de tout le reste en plus d’aller à l’encontre d’un projet de société démocratique !
La décroissance propose une porte de sortie, qu’il ne tient qu’à nous de saisir. Mais la reconnaitre en tant que tel passe indéniablement par une remise en question du système de croyances auquel nous sommes conditionnés depuis notre plus tendre enfance : comme le dit si bien Latouche, pour décroitre, il faut décroire ! Mais comment décroire en un ensemble de concepts plus ou moins abstraits que nous conscientisons à peine ?
La première étape est probablement d’en cerner les contours, d’identifier les principes de ces idéologies ainsi que les comportements qu’elles véhiculent dans des sociétés dictées par les valeurs qui en découlent.
Terrassons une fois pour toutes cette fausse croyance selon laquelle ces idéologies incarneraient une fidèle retranscription d’une certaine nature humaine, profonde et immuable ; analysons les puissants affects et les comportements qu’elles façonnent ; démontrons à quel point elles occultent toute la complexité du genre humain ; et enfin rappelons, grâce aux sciences biologiques, sociales et comportementales, que l’Homme, à la fois produit et producteur social, n’a pas adopté tous ces modes d’organisation tyranniques et ces comportements mortifères par pure nature, mais via un processus (souvent long et complexe) de conditionnement et de transformation de lui-même par la société qu’il (qui le) compose.
Si nous voulons reprendre en main notre destin commun, lui donner du sens et le réconcilier avec les réalités biophysiques de notre monde, il nous faudra d’abord ouvrir les yeux, nous déconditionner et accepter de désobéir à un projet de société vide de sens !
Concluons par les propos tenus à la fin du bouquin qui a bien inspiré cet article (un tout grand merci d’ailleurs à son auteur, Timothée Parrique pour cette fantastique contribution !) :
« Le temps est venu de rendre le capitalisme au néant qui l’a fait naitre. Disons-le clairement : qu’il crève » [⁹] (pg 276)
« Déserter, ce n’est pas abandonner la société dans son ensemble, mais seulement un capitalisme vide de sens et à bout de souffle. » [⁹] (pg 277)
Voici la couleur annoncée.
Vale !
Sources (et pour aller plus loin) :
– [¹] ONU – Objectifs de développement durable
– [⁴] Bernard Charbonneau ou la critique du développement exponentiel – Éd. le passager clandestin
– [⁵] Researchgate – Arnaud Diemer : Bernard Charbonneau, la décroissance fait croitre le bonheur
– [⁶] Wikipedia – Sicco Mansholt
– [⁷] Le Monde – « La Lettre Mansholt, 1972 » : une anticipation vertigineuse de la crise climatique
– [⁸] L’Obs – Sicco Mansholt : Le Chemin du Bonheur
– [⁹] Timothée Parrique – Ralentir ou Périr : l’économie de la décroissance – Éd. du Seuil
– [¹⁰] Revue S!lence – n° 280 et 281 – La décroissance
– [¹¹] Le Monde – Hervé Kempf : Sauver le monde par la « décroissance soutenable » !
– [¹²] Le Monde diplomatique – Serge Latouche : Pour une société de décroissance
– [¹³] Le Monde – Ivan Illich ou la bonne nouvelle
– [¹⁴] Michel Bernard, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin : Objectif décroissance – Éd. écosociété
– [¹⁵] Bon Pote – Imaginer l’économie de demain : la décroissance, par Timothée Parrique
– [¹⁶] Paul Ariès – Désobéir et grandir ; vers une société de décroissance – Éd. écosociété
– [¹⁷] HAL open science – Fabrice Flipo : Voyage dans la galaxie décroissante
– [¹⁸] degrowth – Matthias Schmelzer : Introducing degrowth into economics
– [²⁰] le portail des Communs – Qu’est-ce qu’un bien commun ?
– [²¹] Wiki Monde – Vélorution (parti)
– [²²] Mouvement politique des objecteurs de croissance (mpOC)
– [²³] LIMIT – Fin de l’illusion : décroissance ou effondrement ? – Philippe Lamberts
– [²⁴] Parti.e.s Pour La Décroissance (PPLD) – Le PPLD, c’est qui ?
– [²⁵] la Maison commune de la décroissance
– [²⁷] Parti.e.s Pour La Décroissance (PPLD) – Le chômage : le grand détournement
– [²⁸] Pierre Madelin – La tentation écofasciste – Éd. écosociété
– [²⁹] Fédération des Entreprises de Belgique – Étude relation PME – grandes entreprises
– [³¹] OpensEdition Journals – Bruno Gurtner – Un monde à l’envers : le Sud finance le Nord
– [³²] Babelio – Damien Millet et Éric Toussaint : La dette ou la vie, Aden Editions
– [³³] ONU – Établir des modes de consommation et de production durables
– [³⁵] Numerama – Les pays riches sont « responsables de l’effondrement écologique mondial »
– [³⁶] Oxfam – confronting carbon inequality
– [³⁷] Oxfam France – Les milliardaires font flamber la planète et l’Etat regarde ailleurs
– [³⁸] Parti.e.s Pour La Décroissance (PPLD) – Non, le Coronavirus n’est pas notre Décroissance
– [³⁹] Our World in Data – CO₂ and Greenhouse Gas Emissions
– [⁴¹] L’Obs – « En France, la décroissance est la cible d’un véritable tabassage intellectuel »
– [⁴⁴] Iweps – Taux d’emploi (BIT)
– [⁴⁵] Statistics Belgium – Tendances sur le marché du travail belge (1983 – 2013)
– [⁴⁷] Blast – Pourquoi la dette publique n’est pas un problème
– [⁴⁸] Osons Causer – Dette : la vérité que Macron veut vous cacher
– [⁴⁹] countryeconomy.com – Belgique – PIB – Produit Intérieur Brut
– [⁵⁰] Ecologie & Démocratie – Clément Caudron : « Imaginons qu’on baisse le PIB d’un facteur 2… »
– [⁵¹] GreenLetter Club – Extrême droite : un fascisme écolo ? Pierre Madelin
– Usbek&Rica – Peut-on concilier décroissance et progrès ?
– Mediapart – Agnès Sinaï : politiques de la décroissance
– Blast – En finir avec les idées reçues sur la décroissance
– Reporterre – Et si on essayait la décroissance ?
– Nature – Degrowth can work — here’s how science can help
– GreenLetter Club – La décroissance – Timothée Parrique
– rfi – Et si nous essayions la décroissance ?
– Time for the Planet – La décroissance, notre seule issue ? Timothée Parrique
– Simon De Muynck – Transition et décroissance : analogies et divergences
– Encyclopédie de l’environnement – Développement durable
– carbo – Développement durable : une définition simple et accessible au plus grand nombre