Associé aux sujets : Le dérèglement climatique, La souveraineté alimentaire, L’agriculture intensive, L’agriculture biologique, L’agroécologie
Si l’agriculture biologique représente un élément de solution tout à fait pertinent à la mise en œuvre d’une agriculture plus soutenable et suffisamment efficace pour nourrir tout le monde, nous avons également constaté que la puissance de sa politisation, notamment sur la scène européenne, est bien mince devant les lobbies qui défendent l’agriculture intensive conventionnelle, eux qui n’hésitent pas à ralentir et entraver cette indispensable bifurcation au nom de leurs profits et intérêts.
Qui plus est, l’agriculture biologique ne bénéficie pas d’un soutien suffisant de la part des États pour véritablement émerger. Enfin, elle repose sur un cadre juridique et institutionnel relativement rigide peu accessible au citoyen lambda, et donc mal adapté à la problématique, qui nécessite plus que jamais une souveraineté populaire et paysanne ainsi que des réponses multidimensionnelles.
En effet, compte tenu des problèmes écologiques du XXIe siècle, le besoin de diversification de pratiques agricoles comme le retour de la polyculture – même si bornées par le principe d’agroécologie que nous allons définir ci-après – est une condition sine qua non à une adaptation qui considère le plus possible les caractéristiques inhérentes à chaque surface agricole/milieu de vie, et non à une uniformisation ou vision unilatérale de l’agriculture biologique, que ce soit d’un point de vue technique, législatif, économique ou encore politique (ce qui malheureusement, selon nous, est plutôt le cas avec le label européen).
En d’autres termes, l’implantation de l’agriculture biologique dans le système productiviste actuel n’aboutira qu’à l’échec. Il faut également changer d’échelle et de cadre dans l’organisation de cette transformation (qu’elle soit technique, économique ou encore politique) : une réflexion qui précisément est véhiculée au travers de l’agroécologie.
Dans cet article, qui fait suite à celui sur l’agriculture bio (que nous vous encourageons à lire si ce n’est pas encore fait), nous nous pencherons notamment sur la définition du concept et des expériences concrètes afin d’esquisser des pistes pour une agriculture plus saine, tant d’un point de vue productif (peut-on garantir la souveraineté alimentaire autrement et des emplois ?), écosystémique (biodiversité, ressources en eau, lessivage des sols) que d’un point de vue pollution (empreinte carbone et Gaz à Effet de Serre, perturbateurs endocriniens et nitrates).
Enfin, nous proposerons une réflexion pour que ces pratiques puissent occuper plus d’espace dans la sphère politique.
Définition de l’agroécologie
Le terme agroécologie est une contraction des mots écologie et agriculture. Il désigne plus précisément « l’ensemble des pratiques agricoles qui mettent en relation la science de l’agriculture (l’agronomie) et l’écologie » [¹], en tenant compte des écosystèmes et leurs caractéristiques dans le processus de production [²].
Ainsi, l’agroécologie est l’idée de produire les ressources alimentaires dont nous avons besoin, avec les forces du vivant plutôt que contre elles [³], dans le respect des écosystèmes. L’agroécologie exclut donc toute pratique intensive, l’utilisation de produits issus de la chimie industrielle (engrais de synthèse, pesticides) ainsi que les circuits longs.
De ce fait, l’agroécologie va plus loin que le concept d’agriculture biologique [⁴][⁵] : ce n’est pas seulement un ensemble de pratiques purement techniques destinées à préserver l’environnement, c’est aussi un courant de pensée qui propose un autre rapport à la paysannerie, au travail de la terre et au Vivant, en tenant compte des interactions entre l’agriculture et les systèmes alimentaires, de façon à développer des pratiques plus harmonieuses et symbiotiques avec la Nature.
En outre, l’agroécologie prône une véritable transformation de la paysannerie, de l’agriculture (et de l’économie par extension) et l’appropriation de ces enjeux par les citoyens (n’étant pas une problématique seulement réservée aux agriculteurs). C’est donc à la fois une discipline scientifique, un mouvement de transformation sociale et un ensemble de pratiques agricoles inspirées des lois de la nature [⁶], où il ne s’agit pas seulement de produire sans OGM, engrais de synthèse ou pesticides, mais d’envisager le milieu naturel dans son ensemble (gestion de l’eau, lutte contre l’érosion, reboisement…) et de revaloriser les savoir-faire paysans.
Ainsi, l’essence même de l’agroécologie repose sur la réappropriation des usages des sols agricoles par la collectivité elle-même, qui serait souveraine sur la réorganisation des systèmes de production agricole en accord avec les principes d’écologie, de démocratie et les connaissances/recherches scientifiques en matière d’agronomie.
Nourrir l’humanité sans engrais (de synthèse) : complément
La question la plus importante à nos yeux, puisqu’elle pose la base de notre survie à tous : sans engrais de synthèse (et donc, sans agriculture intensive), est-ce possible de nourrir une population qui pourrait atteindre 10 Mds d’individus ?
Nous avons déjà répondu à cette interrogation dans l’article sur l’agriculture biologique, mais il nous semble qu’un petit complément d’information sur le sujet reste appréciable pour un peu mieux comprendre les tenants et aboutissants !
Selon Gilles Billen, biogéochimiste et directeur de recherche au CNRS, il n’y a pas l’ombre d’un doute. En effet [⁷] :
« La compréhension du rôle des légumineuses (depuis le XIXe siècle), fixatrices d’azote, qu’on peut mettre en rotation/association avec d’autres cultures permettait d’approvisionner les agroécosystèmes naturellement en azote. Cette agronomie-là, 100 ans après, on est en train de la redécouvrir. L’agriculture biologique redécouvre et perfectionne ces associations et rotations longues de culture. »
Quoi de plus logique finalement, quand on sait que l’agriculture intensive ne s’est pas vraiment imposée par souci de pénurie alimentaire, plutôt pour permettre une certaine prospérité de l’industrie chimique, qui avait été développée de façon fulgurante à cause des 2 guerres, et délocaliser de la main-d’œuvre paysanne vers d’autres activités industrielles [⁷]…
Selon Maxime de Rostolan, ingénieur chimiste de formation et fondateur de Fermes d’Avenir (une association qui milite et forme les agriculteurs à l’agroécologie) [³] :
« Effectivement avec l’agroécologie on va perdre en productivité à l’heure, mais on va gagner en production à l’hectare. Si on se donne les moyens de bien soigner les cultures qu’on met en terre, on arrive à augmenter le rendement par unité de surface. » [du fait justement que l’écosystème et son cycle biogéochimique est préservé, voire enrichi grâce aux pratiques de l’agroécologie]
Par contre, cela implique forcément d’avoir une alimentation plus variée, puisqu’in fine la production d’une denrée en particulier pour l’agriculture biologique est moins élevée qu’en agriculture intensive. Or c’est précisément, dans le cas de l’agroécologie, cette diversité culturale sur un temps long qui permet d’enrichir le sol en azote.
Pour le dire simplement : localement, pour une parcelle donnée, la production intensive de blé (si c’est du blé qu’on cultive en monoculture) sera plus élevée à l’année que la production de blé en polyculture. Par contre, on aura également cette année-là produit d’autres denrées sur cette même parcelle. In fine, on a donc la même valeur nutritive produite par le sol (qu’on appelle valeur protéique), mais répartie entre diverses denrées. Les propos de Gilles Billen vont également dans ce sens [⁷] :
« En moyenne, sur l’ensemble d’une rotation, le rendement protéique total en agriculture bio est égal à celui de l’agriculture conventionnel à apport d’azote au sol égal. Ça veut dire que pour nourrir tout le monde, il faut une alimentation plus diversifiée et manger moins de produits animaux. »
Tous deux sont donc unanimes à ce sujet : il faut réduire drastiquement notre consommation de viande [⁷] :
« Pour faire 1 kg de viande il faut beaucoup de surface [des pâturages, des champs destinés à nourrir le bétail – rappelons que presque 80% de nos cultures sont dédiées au bétail] » et par conséquent, beaucoup plus d’énergie.
« Plus notre diète est riche en produits animaux, plus l’agriculture doit produire des céréales destinées aux animaux, qui eux produisent des protéines animales avec un rendement de conversion de 20%. » [c’est-à-dire que pour 1 kg de protéines végétales, on produit seulement 0.1 à 0.2 kg de protéines animales]
« Il faut que les protéines animales représentent 30 à 40% de l’apport protéique, au lieu des 60 à 70% actuellement [en gros, diviser notre consommation de viande par 2 au moins]. A cette condition-là, il est parfaitement possible de nourrir le monde. »
Cela étant, aussi bien pour Benoit Biteau [⁸] (ingénieur agronome et député européen) que pour Gilles Billen, il fait sens que l’élevage continue d’exister [⁷] :
« On peut faire de l’agriculture sans élevage, mais c’est un peu moins facile. Et puis en agriculture biologique, il y a forcément une production fourragère (qui peut être utilisée pour nourrir du bétail). C’est un peu idiot de ne pas l’utiliser, et c’est beaucoup plus harmonieux, ça fonctionne beaucoup mieux si on reconnecte les deux [l’élevage et l’agriculture] ».
Autrement dit, si un jour l’humanité se décide à devenir vegan, il est techniquement possible de se passer de viande. Cela étant, l’évolution socioculturelle serait déjà énorme si nous parvenions juste à réduire de plusieurs dizaines de pourcents notre consommation moyenne de protéines carnées en faveur des protéines végétales, ce qui ne se fera qu’au travers d’un changement systémique (socio-économique) et de pratiques agroécologiques.
Pour résumer : aujourd’hui, nos connaissances scientifiques et techniques permettent sans aucun problème de nourrir tout le monde en se passant d’engrais de synthèse ! Mais il faut impérativement changer nos pratiques et consommer moins de viande. Ce constat n’est pas celui d’idéologues extrémistes qui voudraient imposer leur rapport à l’alimentation, il est factuel !
Plus de biodiversité, moins de pollution, moins de dégâts qui coûtent cher
Dans la mesure où les engrais ne seraient plus utilisés, le problème des nitrates (eutrophisation + risques pour la santé) ne se pose plus. On n’a également plus ce problème d’émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) liées à la production d’engrais azotés en amont (CO2) et en aval (N2O). Quant à l’eau douce, elle est moins impropre à la consommation et moins exploitée, ce qui permet également d’augmenter la quantité d’eau potable disponible [³][⁸].
Grâce à la polyculture élevage et à la rotation des cultures, la combinaison de différentes espèces aussi bien animales que végétales permettrait ainsi une régénération des écosystèmes naturels, et donc, de limiter la perte de biodiversité. Et c’est ce même retour de la biodiversité (et notamment des prédateurs de certaines espèces néfastes pour les cultures) qui nous permettra de se passer des pesticides (perturbateurs endocriniens eux aussi néfastes pour notre santé).
Enfin, la diminution de la consommation de viande impliquerait de plus petits cheptels, soit des émissions réduites en méthane et des infrastructures moins gourmandes en ressources.
In fine, les systèmes agricoles basés sur l’agroécologie pourraient même nous permettre de capter du carbone, et non plus d’en émettre (à supposer que le travail mécanisé dépende moins du pétrole, bien que seulement « 2% des agriculteurs dans le monde disposent d’un tracteur » [³], et que la pollution liée aux transports soit drastiquement réduite : mobilité douce, économie locale,…). En ce sens, c’est plutôt une bonne nouvelle de savoir que techniquement, il est tout à fait possible de se nourrir sans avoir une empreinte écologique insoutenable, même si cela requiert en toute logique des changements systémiques [³] !
Évidemment, tous les problèmes de santé liés aux pratiques intensives d’agriculture et d’élevage et à la pollution coûtent aussi de l’argent [³]. Pour donner un exemple, selon une étude de l’agence de l’eau Seine-Normandie sur la dépollution de l’eau, cela coûterait jusqu’à 87x moins cher de faire du préventif (c’est-à-dire interdire l’usage de pesticides, etc.) que de faire du curatif (développer des traitements pour dépolluer l’eau) [⁹].
N’oublions pas également la « casse » humaine : en France, le modèle agricole conventionnel impose d’insupportables conditions aux travailleurs du secteur. Depuis les années 80′, il y a 4x moins d’exploitants agricoles français et un taux de surmortalité liée au suicide de 12.6% par rapport à la moyenne du pays !
Par ailleurs, la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA) évalue actuellement à 200 millions d’euros la facture pour l’agriculture wallonne suite à la sécheresse de cette année 2022 [¹⁰]. On voit donc bien la nécessité d’avoir un système agricole plus résilient face à des conditions et phénomènes climatiques de plus en plus extrêmes, c’est-à-dire dont les pratiques garantissent une meilleure diversité génétique et des espaces à nouveau gorgés de vie pour limiter le plus possible les pertes et coûts sous-jacents.
Ainsi, même d’un point de vue purement financier, le lien de cause à effet une fois établi permet de constater qu’au final, l’agriculture intensive n’est absolument pas bon marché et coûtera de plus en plus cher à la société civile à moyen/long terme. Mais là encore, sortir de cette logique à court terme (actionnariale) implique d’importantes transformations, difficiles à mettre en œuvre lorsque c’est un système économique tout entier qui fonctionne de cette manière. D’où l’importance de rapidement et intelligemment changer de « recette » !
Rappelons que le bio, c’est aussi : zéro achat de pesticide, zéro achat d’engrais de synthèse (et Dieu sait si ce n’est pas gratuit), moins de machines bien chères éventuellement et aussi, ça a son importance, une réutilisation de ses propres semences (puisque celles commercialisées sont prévues pour de l’agriculture intensive et donc ne conviennent pas pour l’agroécologie).
Agroécologie = plus d’emplois (de qualité)
Maxime de Rostolan, sur le système agricole français actuel [³] :
« On a détruit 80% des emplois dans l’agriculture en 35 ans. Et en plus les emplois qui restent on sait que ce sont des emplois très difficiles où les gens gagnent très peu, sont souvent en détresse de vie et donc ça ne fonctionne pas »
A titre indicatif, en Belgique entre 1980 et 2019, le secteur agricole a perdu 68% de ses exploitations avec un rythme de disparition plus ou moins identique en Flandre et en Wallonie (-2% par an en moyenne) [¹¹]. Avec toujours moins d’exploitations (toujours plus monopolistiques pour celles qui restent), ce n’est donc pas beaucoup mieux chez nous…
On ne peut pas non plus dire que cette mondialisation néolibérale fut profitable pour les agriculteurs : dans les années 60′, l’alimentation représentait 29% du budget total des ménages. Aujourd’hui, c’est 17% [¹²]… L’agriculture est donc actuellement un marché plus concurrentiel et hostile aux petits agriculteurs.
Or, l’agroécologie, c’est une pratique qui se détache de cette logique productiviste : non à la concurrence agressive (et donc aux importations/exportations intempestives), oui à l’approvisionnement à échelle locale avant tout, et oui pour des salaires (et donc emplois) dignes, qui permettent à tout le moins de garantir d’honnêtes conditions d’existence. Parce que disons-le platement, les conditions actuelles donnent fort peu envie d’embrasser le métier, pourtant si indispensable…
En France, un tiers des agriculteurs gagnent moins de 350 euros par mois, et les subventions à coups de milliards de l’État suffisent à peine à financer les prêts de leurs machines agricoles qu’on leur somme d’acheter (puisque productivité à court terme est maitre mot et que les prix sont nivelés par le bas).
Ajoutons à cela le fait que l’agroécologie a également pour but d’instaurer des pratiques agricoles beaucoup moins polluantes (et donc d’autant plus détachées du fossile, des big datas et de l’automatisation). Elle se dresse donc contre cette vision toujours plus technocrate du système économique et fait preuve de technocritique (à l’instar de la low-tech), notamment à propos des drones pour ensemencer les sols, polliniser etc.
« Ça va augmenter le gap qui nous sépare des autres paysans dans le monde et ensuite, tant que je n’ai pas vu une analyse du cycle de vie ou un bilan énergétique global de ces techniques, je ne suis pas convaincu qu’elles nous fassent économiser de l’énergie [et préserver de l’emploi pour le coup] » (Maxime de Rostolan) [³]
Pour récapituler, puisque l’agroécologie se base sur moins de mécanisation – donc plus de main-d’œuvre humaine, sur une activité locale plus forte et moins concurrentielle et sur le respect des conditions de travail et salariales, elle garantit aux agriculteurs une meilleure qualité de vie. Mais le nerf de la guerre, une fois de plus, c’est la transformation du système macro-économique pour sortir de ce paradigme.
In fine donc, non, les pratiques agroécologiques ne sont pas beaucoup plus chères (elles sont même plus rentables du point de vue de la collectivité, comme nous l’avons constaté pour le bio), garantissent de meilleurs salaires et proposent des emplois quantitativement et qualitativement plus sains, pour autant que le cadre socio-économique et politique y soit favorable !
Frein principal à l’agroécologie : la domination du système actuel
Comme nous l’avions brièvement évoqué, notamment dans l’article sur l’agriculture biologique, le système socio-économique actuel n’encourage et ne soutient absolument pas ce type de pratique (lui qui repose d’ailleurs encore en très grande partie sur les énergies fossiles), ce qui forcément complique un peu les choses.
Mais la situation bloque aussi du côté des corporations relativement conservatrices qui représentent depuis des années le milieu de l’agriculture, à l’instar de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), le syndicat majoritaire dans la profession agricole en France. Benoit Biteau l’a appris à ses dépens en adoptant des pratiques agroécologiques sur ses terres [⁸] :
« C’est un système tentaculaire qui verrouille absolument tout (…) et qui met des bâtons dans les roues à ceux qui tentent de démontrer qu’on peut faire autrement. Ça remet trop en cause leurs convictions (…) En 13 ans j’ai eu 14 contrôles pour vérifier que mes pratiques étaient éligibles à la politique agricole commune alors que le taux de contrôle moyen d’un agriculteur c’est de 1 tous les 10 ans. L’année où je m’installe, la MSA prélève 18000 euros sur mon compte pour soi-disant une date d’installation tardive alors que c’est précisément à cause de leurs procédures que je n’avais pas pu m’installer plus tôt. »
« Au motif que j’arrête d’irriguer(*), on me supprime des aides à la bio. Si ça c’est pas une tentative de me faire tomber, j’y comprends rien. Ils [l’État] m’ont privé d’une aide de 50 000 euros sur 5 ans sous la pression de la FNSEA. »
(*)En effet, les pratiques d’agroécologie permettent également d’utiliser beaucoup moins d’eau et donc, de ne plus utiliser des systèmes d’irrigation indispensables à l’agriculture intensive.
« Le contrôleur, avant de partir à la retraite, me dit : « Faut que je vous le dise Monsieur Biteau, vos contrôles, ils sont clairement orientés. Ça veut dire que des gens dénoncent et exigent que vous soyez contrôlé » (…) 28 000 agriculteurs bio ont été privés d’aide pendant 4 ans ! Il a fallu que je médiatise la situation pour qu’on débloque ces aides à ces 28 000 agriculteurs ! »
Cela étant, Benoit Biteau se veut optimiste quant à la faisabilité et l’intérêt d’une telle démarche malgré toutes ces pressions :
« Malgré toutes ces logiques où, y compris financièrement ils ont cherché à me mettre au tapis, j’ai réussi à tenir. Donc ça démontre aussi la robustesse de ce modèle économique. »
Pouvons-nous ainsi constater à l’échelle française des pressions au modus operandi similaire à celles exercées au niveau européen… Pas de quoi nous surprendre chez TSEB, même si une telle situation est incroyablement désolante…
En Belgique, si les syndicats sont globalement un peu plus sensibles à l’agriculture biologique, on retrouve par exemple le Forum pour le futur de l’agriculture (FFA) qui représente des acteurs de l’agrobusiness et de l’industrie des pesticides. Dans le cadre de cet événement, qui s’est tenu cette année 2022 à Bruxelles, ceux-ci promeuvent sans complexe leur vision absolument délétère de l’agriculture : numérisation du secteur, pesticides, nouveaux OGM, financiarisation de l’agriculture,… Le but de l’opération étant de renforcer leur influence sur la politique européenne (le nerf de la guerre puisque c’est par-là que tout changement doit passer actuellement).
Ainsi, même si les associations d’agriculteurs sont de plus en plus favorables à une transformation de notre système agricole, les pratiques agroécologiques restent extrêmement marginales dans notre pays, comme le souligne l’État de l’environnement wallon :
« Même si la situation évolue progressivement, notamment grâce à divers outils législatifs et au développement de l’agriculture bio, l’agriculture wallonne reste aujourd’hui largement conventionnelle et intensive. À titre illustratif, la consommation d’engrais azotés minéraux s’élevait en 2017 à 96,4 kg de N/ha de SAU en Wallonie contre 64,9 kg de N/ha de SAU pour l’UE-28 (…) En ce qui concerne les pesticides, avec 4,5 kg de substances actives par hectare de SAU en 2019, la Belgique faisait partie des pays européens dont les ventes de pesticides par hectare de SAU étaient les plus élevées. »
Il faut dire que la politique agricole belge est très alignée sur les directives européennes en la matière (la fameuse Politique Agricole Commune ou PAC), contrairement à la France qui jouit d’un pouvoir local plus important (pour le meilleur comme pour le pire a-t-on pu voir), et encore orientée vers une logique productiviste, en témoignent les propos de David Clarinval, ministre fédéral de l’agriculture :
« Pour les dix prochaines années, les hommes et les femmes actifs en agriculture devront évoluer encore davantage dans leurs pratiques afin de rendre cette activité plus durable, dans les diverses composantes de cette notion : socialement active tout en conservant une croissance économique dynamique et respectueuse de l’environnement. » (pas vraiment question de sortir du paradigme de la croissance en faveur de la suffisance – produire d’abord suivant les besoins – et donc d’une logique productiviste…)
« C’est ainsi qu’à côté des circuits courts, l’accompagnement de notre capacité de production en denrées d’origine végétale et animale doit permettre au secteur agro-alimentaire d’exporter encore davantage ses produits vers les pays étrangers et d’être ainsi source de valeur ajoutée pour notre économie (…) Les systèmes agricoles devront surtout pouvoir coexister dans un marché mondial ouvert, dans lequel les produits importés ne dérogeront pas aux normes et aux standards européens. » (pas vraiment question de développer un marché bien plus local moins soumis aux diktats du néolibéralisme…)
« Les nouvelles technologies (drones, robots, nouvelle technique génomique, digitalisation…) seront heureusement des outils permettant d’obtenir des méthodes de production propres et compétitives. » (pas vraiment question de moins mécaniser/numériser l’agriculture…)
Les syndicats demandent donc des clarifications au niveau de la PAC pour davantage inciter les pouvoirs publics à développer le bio, l’agriculture locale et pénaliser bien plus sévèrement l’agriculture conventionnelle. Malheureusement, au vu de ce que nous avons pu découvrir au sujet de la PAC, il ne faut pas s’attendre à d’importants et rapides changements à l’échelle européenne sur ce sujet…
En d’autres termes, l’alignement de nos propres institutions avec une PAC encore très influencée par les lobbies et construite sur base d’un cadre très rigide/contraint, représente un immense problème.
Enfin, la Belgique est un pays qui a subi une artificialisation très intense ces dernières décennies [¹³] (pg 7), en faveur de l’étalement urbain et au détriment des terres non artificialisées. Plus d’agroécologie, c’est également devoir repenser notre manière d’urbaniser, d’occuper le territoire et organiser autrement notre économie (donc l’industrialisation) dans l’optique de réduire le nombre et la taille des méga infrastructures,…
Bref, il ne peut y avoir de changements majeurs au niveau d’un seul secteur si les autres secteurs, en parallèle, ne sont pas adaptés en conséquence. A ce titre, il est évident que nous avons besoin d’un plan de transformation élaboré avec le plus grand sérieux, soit d’interdisciplinarité et non d’une gestion en silo, comme c’est le cas actuellement !
Placer le citoyen au cœur de la politique (agricole) ?
Dans cette optique où nos dirigeants, submergés par des traités, une mondialisation très forte et puis sans doute aussi incapables de faire face à cette dissonance cognitive après tant d’années à promouvoir un tel fonctionnement par pure idéologie, enclavés dans cette recherche du statu quo ou d’une époque définitivement et à jamais révolue, ralentissent les changements structurels nécessaires, il apparait que nous ne pouvons nous en remettre à leur seul bon savoir et vouloir. Du moins, chez TSEB, cela ne nous semble pas vraiment probant…
« Plutôt que de soumettre les denrées agricoles au libre marché et aux diktats de l’agrobusiness, ce sont les peuples qui doivent définir leurs systèmes agricoles et alimentaires, pour disposer d’une alimentation saine, adaptée à leurs besoins, et produite localement et de manière durable » [¹⁴]
« Aujourd’hui, 30% de la demande en bio est importée, tout simplement parce que l’offre ne suit pas. On ne produit pas assez. Ce qui est intéressant c’est que les citoyens s’intéressent à la nourriture qu’il y a dans leur assiette (…) Mais 80% de l’enveloppe publique est consommée par les 20% d’agriculteurs qui sont les plus gros consommateurs de pesticides et d’engrais de synthèse. Pourquoi changer puisqu’on continue de leur donner de l’argent public sans contrepartie… Il faut installer de la conditionnalité dans la distribution de l’argent public et accompagner cette activité économique. » [⁸]
« Et c’est là que la société civile va jouer son rôle : les attentes sociétales sont aujourd’hui clairement exprimées, on veut de la nourriture qui ne contient plus de poison, une agriculture qui préserve des ressources fondamentales comme l’eau, comme l’air. »
Nous le voyons clairement ici, rien qu’à travers l’agriculture : le problème est bien trop complexe pour être résolu par une poignée d’individus perverti(ble)s par leurs intérêts particuliers et cadenassés par les institutions qu’ils représentent (d’autant que certaines de celles-ci sont très mal câblées pour apporter une réponse efficace aux enjeux).
Une piste devrait être la revalorisation de l’intelligence collective et de la citoyenneté, c’est-à-dire la résolution collective des problèmes politiques, économiques, sociaux et sociétaux et l’émergence de récits et solutions qui nous projetteraient vers une nouvelle manière de faire société, acceptable, juste et désirable, probablement imparfaite mais au moins éco compatible et évolutive, à travers une démocratie plus inclusive, participative et directe. En effet, plus de démocratie, c’est moins d’influence de la part des lobbies !
Pas de démocratie ni agroécologie véritable sans citoyens éclairés ET engagés !
Pour que cette manière de faire puisse véritablement porter ses fruits, encore faut-il que nous définissions et comprenions tous correctement le problème, que nous nous sentions concernés et nous reconnections les uns aux autres, et chez TSEB, nous espérons modestement contribuer à cette effervescence, en faisant de notre mieux pour vous informer sur tous les sujets et enjeux cruciaux de notre ère, et développer à vos côtés des projets et plans d’action aussi congruents que concrets !
Redéfinir collectivement les règles du jeu de notre système démocratique (en mieux bien sûr) semble la seule option souhaitable et pertinente pour amener rapidement et efficacement des changements indispensables, détachés de toute logique actionnariale et des intérêts des lobbies. En ce sens, les principes de l’agroécologie font incontestablement partie de cette piste.
En attendant, il faudra bien se contenter de ces « quelques » résistants qui bravent tempêtes et marées pour faire changer les choses à leur échelle… et heureusement qu’ils sont là pour nous inspirer !
Sources (et pour aller plus loin) :
– [¹] GEO – Quelle est la définition de l’agroécologie ?
– [²] Youmatter – Agroécologie : définition, historique, exemple – c’est quoi, l’agroécologie ?
– [³] GreenLettter Club – Permaculture : vers une révolution paysanne ? (avec Maxime de Rostolan)
– [⁴] GEO – Agroécologie : la solution pour une agriculture verte ?
– [⁵] Consolglobe – L’agroécologie, mieux que l’agriculture bio ?
– [⁶] Wikipedia – Agroécologie
– [⁸] GreenLetter Club – Agroécologie : comment renverser l’agriculture intensive ? (avec Benoit Biteau)
– [⁹] Eau Seine Normandie – Le préventif coûte-t-il plus cher que le curatif ?
– [¹⁰] La Libre – La sécheresse a coûté 200 millions d’euros à l’agriculture en Wallonie
– [¹¹] STATBEL – Chiffres clés de l’agriculture 2020
– [¹²] La finance pour tous – Évolution de la consommation des ménages
– [¹⁴] FIAN Belgium – Mobilisons-nous contre le FFA, pour le futur de l’agriculture !
– LIMIT – Emilie de Morteuil – « Les sols sont morts ! Agro-écologie pour sauver »
– Éconnaissances – conseil et formations pour particuliers
– Reporterre – Crise alimentaire : « L’agroécologie peut nourrir tout le monde »
– Youmatter – Permaculture, c’est quoi ? (définition, principes et applications)
– Colibris le mag – Permaculture, agroécologie, agriculture bio : quelles différences ?
– Nature Progrès Belgique – L’agriculture bio et les profiteurs de guerre
– Natagora – Position sur l’agriculture