Associé aux sujets : Épuisement des ressources, Les limites du recyclage, La croissance verte, La décroissance, Consommation énergétique, Rapport Meadows, Le découplage, Le PIB
Croissance, croissance, croissance… Un mot magique, aujourd’hui utilisé pour désigner la prospérité socio-économique d’un pays. Peu importe comment on la mesure, peu importe de quoi l’on parle : le but ultime, c’est de croitre. Et si l’on ne croit pas, alors c’est forcément signe de mauvaise santé économique, de régression sociale et de récession.
Or qui dit récession dit pertes d’emploi, ce qui se traduit, dans une économie maintenue et fonctionnant grâce à l’emploi, par une baisse du niveau de vie et l’accroissement de la pauvreté. Que vous fassiez chaque semaine 10h de bénévolat, 15h de recherche non financée pour développer des travaux d’utilité publique ou encore 5h de services familiaux, si toutes ces activités sont effectuées en dehors du cadre de l’emploi, alors elles ne valent rien aux yeux de cette fameuse croissance et ne « méritent » pas d’être rémunérées.
Rapidement, on constate ainsi que la croissance dont on parle est bien particulière et inclut dans sa comptabilité, dans son registre, certaines activités et non l’ensemble de toutes les activités : en définitive, celles jugées productives par convention. Mais ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi des campagnes publicitaires visant à nous faire partir à l’autre bout de la planète, se retrouvent comptabilisées dans la production de richesse, et pas une encyclopédie libre comme Wikipédia ?
1) L’économie, une histoire de conventions ?
Pour le comprendre, il faut se rappeler que l’économie, c’est en quelque sorte l’organisation des interactions au sein même d’une société, que ce soit au niveau des flux physiques (énergétiques et matériels), des services échangés ou encore des rapports (marchands entre autres) entre les personnes. Cette organisation ne peut être effective qu’au moyen d’un cadre ( = des principes qui balisent, régulent et légifèrent ces interactions), tout comme une société a besoin de règles et normes adoptées par tous pour exister. Or ce cadre, c’est au moyen de la politique ( = organisation de la vie de la cité) qu’il est défini et mis en place.
Une fois ce cadre instauré, il faut naturellement un modèle, c’est-à-dire une représentation schématique de ce cadre censée décrire et mesurer ce qui s’y passe, son fonctionnement. Mais plus un modèle est complexe et retranscrit fidèlement la réalité, plus il est difficile à bien modéliser et interpréter. Au contraire, plus un modèle est simple, moins il est susceptible de correspondre à la réalité, c’est-à-dire de tenir compte de l’ensemble des interactions qui s’y déroulent. Dans le cas de l’économie, nous pourrions ainsi dire que plus un modèle est « simple », moins il prendra en considération certaines activités.
Vous l’aurez compris : que l’on parle de modèle économique ou de modèle de société, on se base toujours sur des hypothèses caractérisées par des paramètres quantifiables et mesurables. C’est ce qui permet notamment aux économistes de faire des estimations. Or, dans le monde réel, nous ne sommes pas toujours capables de tout mesurer, et comme disait l’illustre Albert Einstein :
« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui est compté ne compte pas forcément »
Ainsi, selon la définition que donne une société donnée à l’économie ( = le cadre et le modèle qu’elle adopte pour décrire ce cadre), on néglige forcément une plus ou moins grande partie de nos vies et de nos interactions sociales : la manière dont on définit le champ de l’économie (sa taille, les interactions qui entrent dans la sphère économique), ses principes, son organisation, la façon dont l’économie est modélisée, mesurée et interprétée… Tout ça, c’est un choix de société qui n’a rien d’absolu et qui de toute manière, n’est jamais l’absolue transcription de toute la complexité du corps social [¹].
Le champ principal de l’économie telle que définie aujourd’hui est la sphère marchande. Or, comme nous venons de le voir, elle n’englobe qu’une infime partie de ce que nous faisons [²] :
« Notre façon d’appréhender et d’étudier l’économie est le résultat d’une séquence de choix d’exclusion. La comptabilité nationale consiste à faire l’inventaire de certaines activités : on y inclut les productions dites « économiques » (les activités marchandes principalement) et on en exclut toutes les autres (les services écosystémiques, l’entraide, le bénévolat). Mais cette division n’est qu’une convention : ce n’est pas parce que les statisticiens décident qu’il est trop dur [ou inutile] d’intégrer la pollinisation et la réciprocité que celles-ci n’ont aucune valeur ! » (pg 18)
Avant de parler de croissance, il faut donc parler de ce qui est considéré comme production de valeur économique. Rassurez-vous, nous n’allons pas nous amuser à répertorier l’ensemble des activités considérées par le système économique actuel comme productives. Par contre, nous allons nous intéresser à l’indicateur phare conçu pour mesurer la valeur ajoutée (soit la valeur créée par la production, ou plus précisément, la contribution du travail et du capital au processus de production issue de toutes ces activités) : le Produit Intérieur Brut ou PIB.
2) Le PIB, c’est quoi ?
La sphère marchande, comme nous venons de le voir, ne reprend qu’une infime partie de ce que nous faisons, alors qu’elle constitue le champ principal de l’économie telle que définie aujourd’hui [²] : « ce qui se passe à l’intérieur des magasins, des usines ou des administrations publiques – ce que l’on sait quantifier, l’économie mesurée par le PIB – n’est que la partie émergée de l’iceberg, soit d’une structure beaucoup plus importante » (pg 18).
Autrement dit, beaucoup d’activités intrinsèquement productrices de valeur (le bénévolat, la pollinisation, le repassage des chemises de mes enfants,…) et nécessaires à notre bien-être à tous ne font tout simplement pas partie de ce qui est comptabilisé car exclues du champ principal de notre économie, au simple motif qu’elles n’interviennent pas dans une relation commerciale marchande.
Par exemple, si demain je cultive des tomates dans mon jardin, que je décide de cueillir une partie de ces tomates pour ma consommation personnelle et que je lègue le reste à des voisins, des associations,… au regard du système économique d’aujourd’hui, je n’ai rien produit.
Par contre, si je décide de commercialiser mon surplus de tomates, alors la vente de ces tomates correspond à de la création de valeur économique. Pourtant, dans les deux cas, j’ai produit autant de tomates qui ont été consommées : j’ai simplement utilisé des protocoles d’échange différents, l’un comptabilisé et même valorisé (je peux tirer un revenu de mes tomates), l’autre non (mes tomates données aux sens-abri ne valent rien aux yeux du système économique).
Cette situation est d’autant plus troublante que, si l’on considère l’économie, selon sa définition anthropologique, comme étant « l’organisation sociale de la satiété des besoins » [²] (pg 22), mes tomates ont rendu le même service (alimenter d’autres personnes). Et pour aller encore plus loin : les tomates que je donne sont gratuites (par conséquent, accessibles à tous ceux qui sont en mesure d’en réclamer), alors que les tomates que je fais payer excluent tous ceux qui ne peuvent se les offrir. D’où cette question : pourquoi donc avoir choisi d’exclure autant de rapports économiques aussi essentiels dans la comptabilité nationale liée à la production ?
Nous n’allons pas ici prendre le temps d’analyser les motifs qui ont poussé la société belge à s’aligner sur cette position idéologique (c’est un travail historique, sociologique et anthropologique requérant tout un tas de compétences que nous ne possédons pas encore au sein du collectif). Nous pouvons toutefois regarder dans quel contexte cette vision de l’économie a vu le jour et s’est imposée pour devenir la référence à travers le monde.
La manière de penser l’économie contemporaine, qui s’articule autour de la croissance, découle d’une notion comptable développée par Simon Kuznets au début des années 1930 : le Produit National Brut ou PNB, qui deviendra ensuite le PIB. Son invention remonte à la Grande Dépression aux États-Unis, dans un contexte où le gouvernement américain cherche désespérément à relancer l’activité, cependant sans trop savoir comment évaluer l’efficacité de ses interventions. C’est dans cette optique qu’il charge l’économiste russo-américain d’élaborer une comptabilité nationale, sorte d’inventaire des activités économiques.
Pour y parvenir, Kuznets a l’idée d’agréger toutes les productions d’une économie en un seul chiffre : le PNB. Ainsi, si le PNB grimpe, c’est que l’activité économique repart (on produit plus de choses), et dans le cas contraire, c’est que les mesures politiques prises ne fonctionnent pas pour relancer l’activité, voire aggravent la situation.
C’est ici que les choses devinrent intéressantes : une fois la crise terminée, le gouvernement américain a continué d’utiliser cet instrument de mesure, qui se révéla même essentiel pour organiser une hausse spectaculaire de la production d’armement durant la Seconde Guerre Mondiale. Une fois la 2e Guerre Mondiale terminée, « en 1953, les Nations Unies publièrent les premières normes internationales de comptabilité, suivant la méthodologie de Kuznets, faisant du PNB un indicateur mondial et une référence pour évaluer la bonne santé d’une économie » [²] (pg 24).
Enfin en 1990, on décida de ne plus comptabiliser les unités de production selon la nationalité des entreprises (à l’époque du PNB, on considérait dans le calcul la production d’une entreprise belge, même si elle était située à l’étranger) mais selon leur localité (peu importe la nationalité de l’entreprise, si elle produit en Belgique alors sa production est comptabilisée). C’est ainsi que le PNB devint le Produit Intérieur Brut ou PIB, ces conventions statistiques étant essentiellement restées les mêmes depuis.
Selon l’ONU, le PIB est défini comme étant « la somme des valeurs ajoutées brutes de toutes les unités institutionnelles résidentes qui exercent des activités de production » [³] (pg 8). La croissance du PIB est donc l’augmentation d’une période à une autre de la somme des valeurs ajoutées mesurées produites par une économie. Pour le dire encore plus simplement, c’est un indicateur qui mesure l’agitation économique, c’est-à-dire non pas un stock de valeur ajoutée, mais un flux de production de valeur ajoutée sur une période donnée.
Vous l’aurez compris : aujourd’hui, quand on parle de croissance économique, on parle donc de croissance du PIB.
Évidemment, « impossible d’estimer cette valeur ajoutée sans délimiter le domaine [le champ] de la « production économique » : c’est dans ce choix d’inclure ou d’exclure certaines activités dans ce périmètre de mesure que se joue la vision même que nous avons de l’économie aujourd’hui » [²] (pg 25).
N.B. : même si l’indicateur ne tient pas compte des impacts écologiques, comme nous le détaillerons ci-dessous, il n’en demeure pas moins complexe [²] : « la plupart des économistes ignorent comment ce chiffre est calculé, une tâche que seuls une poignée de spécialistes maitrisent. Et pourtant nos États se réjouissent de sa hausse, comme quelqu’un qui se réjouirait de remplir son frigo sans savoir de quoi… » (pg 26)
3) Limites du PIB : indicateur de bonheur et de prospérité ?
Finalement, « le PIB est donc le résultat d’une gigantesque addition, comme si une énorme calculatrice venait faire la somme de toutes les valeurs ajoutées des productions considérées comme économiques » [²] (pg 26). Mais plus rime-t-il toujours avec mieux ?
Kuznets, qui avait conscience des limites de ce brillant indicateur (surtout utile en temps de crise, pour voir si l’activité économique repart), alertait déjà en 1934 le Congrès américain en précisant que le bien-être d’une nation peut difficilement être déduit d’une mesure de revenu national… Ce qui n’a pas empêché les États de l’utiliser comme si c’était la boussole absolue.
Remarque : cela ne vous rappelle-t-il pas notre mise en garde devant cette abusive jouissance à l’égard des innovations technologiques, que nous nous précipitons de développer/consommer avant même d’avoir sagement déterminé leur domaine de pertinence, leur raison d’être, la profondeur de leur finalité et leurs limites ?
Selon Timothée Parrique, docteur en économie et chercheur à l’université de Lund, les limites du PIB sont les suivantes :
1. le PIB n’est qu’une estimation sélective et approximative de la production selon une certaine conception de la valeur, qui exclut donc toute une série d’activités dans sa comptabilité (le bénévolat, les logiciels libres, les choses qui sont gratuites, n’ont pas de prix ou encore ne donnent pas lieu à une transaction monétaire,…) – même si elles contribuent au bien-être – et valorise d’autant plus celles qui génèrent du profit : la valeur ajoutée publique ne se mesure que par les salaires alors que celle des activités marchandes se mesure par les salaires ET les profits ! On comprend mieux pourquoi certains politiques prônent la privatisation, quitte à ce qu’elle soit dévastatrice pour les services publics… ;
2. (dans la continuité du point 1) le PIB ne mesure pas l’économie anthropologique mais une représentation simplifiée et quantifiable et celle-ci (il additionne les biens et services à partir de la valeur monétaire qu’ils ont sur le marché) ;
3. le PIB ne fait aucune distinction entre les activités désirables et néfastes et ne fait qu’additionner toutes les valeurs ajoutées considérées dans le périmètre économique sans distinction : les productions d’un vaccin, d’un frigo connecté, d’un produit financier spéculatif, d’antidépresseurs,… contribuent au PIB uniquement suivant leur valeur marchande. Pire même : selon cette logique, « un trader grassement rémunéré qui spécule sur les denrées alimentaires, « produit » plus aux yeux du PIB qu’une assistante maternelle payée au SMIC », et le travail bénévole d’activistes pour protéger une forêt n’a aucune valeur comptable, alors que l’activité des salariés qui viendront la raser représente une création de valeur… [²] (pg 29)
4. le PIB n’est pas un indicateur de bien-être, seulement quantitatif nous renseignant sur le volume des flux monétaires : étant donné qu’il ne nous dit rien sur la nature positive ou négative des biens et services produits pour la société, sa croissance n’est pas forcément une bonne nouvelle ;
5. le PIB fait abstraction de la Nature, et son protocole de calcul le spécifie noir sur blanc [³] : « un processus purement naturel, sans intervention ni contrôle humains, ne constitue pas une production au sens économique » (pg 98). Aux oubliettes le travail titanesque de la pollinisation des abeilles, la forêt vivante (l’arbre n’ayant de la valeur aux yeux du PIB qu’une fois coupé), l’ensemble des services écosystémiques… Plus dramatique encore, les feux de forêt feront même augmenter le PIB par les dépenses qu’ils engendrent pour les éteindre !
« Le PIB est borgne quant au bien-être économique, aveugle au bien-être humain, sourd à la souffrance sociale et muet sur l’état de la planète » [⁴] (pg 61)
Mais est-ce vraiment le PIB le problème ?
Pour conclure notre analyse sur le PIB, il serait trompeur de croire qu’il s’agit du véritable problème. Comme précisé plus haut, le PIB est un formidable indicateur d’une rare complexité, au départ élaboré pour une application bien particulière. L’erreur se situe plutôt du côté de ceux [la plupart des économistes et gouvernements] qui l’utilisent en qualité d’ultime mantra, tel un outil qui représenterait la mesure de toute chose importante.
En définitive, le PIB reste un outil parmi d’autres. Lui demander de faire le travail d’autres indicateurs, cela revient à utiliser votre tondeuse à gazon pour vous rendre au travail : faites-moi confiance, vous n’irez pas bien loin !
Avoir choisi d’évaluer la santé d’une économie sur la base de ce seul critère, au lieu de tabler sur toute une série d’autres indicateurs, parcimonieusement choisis en fonction de ce que l’on souhaite véritablement mesurer, c’est-à-dire au fond, de ce que nous voulons construire comme société, en voilà une hérésie.
Chez TSEB, il nous semble pourtant qu’une économie au service d’une société par exemple basée sur la santé, l’éducation, le bien-être de chacun, les limites environnementales et le respect du vivant, au lieu d’une société motivée par le toujours plus (peu importe de quoi il s’agit), mettrait (presque) tout le monde d’accord !
4) PIB = CO2 = NRJ
Maintenant que nous savons qu’une économie en croissance n’est pas nécessairement synonyme de bien-être et donc de prospérité, attardons-nous davantage sur l’impact du PIB d’un point de vue écologique. Car bien que le PIB fasse abstraction de la Nature dans sa comptabilité, a priori rien ne confirme que la croissance du PIB soit fondamentalement néfaste et incompatible avec un monde plus écologique. Par ailleurs, certains chercheurs, économistes et gouvernements tablent sur la possibilité d’une croissance du PIB tout en diminuant les pressions environnementales (on appelle cela le découplage) : c’est la fameuse théorie de la croissance verte. Mais cette théorie est-elle vraiment pertinente ?
« La croissance verte signifie promouvoir la croissance économique et le développement tout en veillant à ce que les actifs naturels continuent de fournir les ressources et services environnementaux dont dépend notre bien-être. » (Déf. OCDE)
Avant d’analyser le principe du découplage plus en détail – principe sur lequel repose entièrement le concept de croissance verte – nous pouvons déjà faire référence à notre article sur l’évolution de la consommation d’énergie dans le monde au cours des deux derniers siècles. Comme celui-ci le mentionne, cela fait plusieurs décennies maintenant que l’immense majorité des énergies que nos sociétés consomment sont d’origine fossile (gaz, pétrole, charbon). Encore aujourd’hui, ces énergies représentent 80% du mix énergétique mondial.
Or, l’utilisation de ces énergies via la combustion est responsable des émissions de gaz à effet de serre à l’origine du réchauffement climatique. Ainsi, dans la mesure où celles-ci représentent l’immense majorité de l’énergie mondiale consommée, on peut dire que produire de l’énergie, c’est immanquablement émettre du CO2 (qui reste à ce jour le principal gaz à effet de serre émis par nos sociétés humaines, et par conséquent celui qui contribue le plus au réchauffement global, cf. notre article sur l’effet de serre).
Nous pouvons donc admettre que le CO2 émis par les activités humaines évolue globalement au prorata de l’énergie (NRJ) consommée : si la quantité d’énergie consommée augmente à l’échelle de la planète, alors il en va de même pour les émissions de CO2.
Ensuite, il ne vous aura pas échappé que pour produire l’ensemble de nos biens et réaliser nos services, eux-mêmes effectués à l’aide d’outils et machines, et pour extraire les ressources nécessaires à la fabrication et à la réalisation de toutes les choses du quotidien, nous avons besoin d’énergie : chaque objet, chaque activité en nécessite.
Comme disait Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme. Autrement dit, créer quelque chose à partir de rien est impossible. Si vous voulez une chaise il vous faut du bois provenant d’un arbre qui n’aurait pu grandir sans rayonnement solaire et sans nutriments, mais il vous faut également couper cet arbre, transporter le tronc jusqu’à une scierie et transformer le bois en chaise. Toutes ces opérations nécessitent de l’énergie : musculaire si tout est fait à la main, mécanique si ce sont des machines qui s’en chargent. Or, nous venons de voir que l’immense majorité de l’énergie consommée par toutes nos machines est fossile.
L’ingénieur français Jean-Marc Jancovici s’est amusé à déterminer la corrélation entre le PIB mondial et la consommation d’énergie dans le monde, et comme on peut aisément le deviner, il en résulte une relation linéaire quasi parfaite [⁶] :
Au jour d’aujourd’hui, notre société ne serait rien sans machines. Il serait impossible de récolter autant de denrées alimentaires, de les transformer, de les transporter jusqu’aux supermarchés, de les consommer et de les acheminer jusqu’à chez soi. Dans notre quotidien, sans le savoir, nous revêtons un costume d’Iron Man qui nous permet d’aller jusqu’au travail, de cuire ses légumes et patates, d’utiliser son ordinateur, de s’éclairer la nuit, de se chauffer, d’avoir un logement et même de se vêtir.
A l’échelle mondiale, si nous nous retrouvions demain matin sans machines, il faudrait en moyenne l’équivalent de 200 esclaves par personne pour développer la même puissance que ces machines et conserver le même niveau de vie moyen ; dans les pays dits « riches », on grimperait même à environ 500 esclaves ! [⁷] Outre le caractère profondément infâme et injuste d’une telle chose, pensez-vous qu’un monde où nous aurions à notre service, 24h24 7j/7, 1600 milliards d’esclaves, soit physiquement possible et envisageable ? Permettez-nous d’en douter…
Les machines sont donc indispensables pour maintenir une telle « abondance », mais comme nous l’avons vu précédemment, celles-ci nécessitent des ressources qui s’épuisent de jour en jour, à tel point qu’il parait assez hasardeux de croire que nous pourrons continuer pendant des siècles encore à produire et consommer toujours davantage…
Jancovici s’est également penché sur le lien mathématique entre croissance du PIB et augmentation des émissions de CO2… et le résultat est sans appel : là encore, une proportionnalité quasi parfaite [⁶] !
Au final, nous pouvons retenir que plus nous chercherons à augmenter le PIB, c’est-à-dire à faire augmenter la taille de l’économie, plus il faudra globalement consommer d’énergie et plus nous émettrons du CO2, du moins tant que le mix énergétique mondial reposera massivement sur les énergies fossiles. Or, consommer toujours plus semble peu probable puisque :
– d’une part les ressources fossiles vont commencer à se raréfier ;
– d’autre part, une décarbonation aussi importante de l’économie repose sur des moyens technologiques et des hypothèses incroyablement optimistes, comme nous l’étudierons plus en détail dans un prochain rapport, le sujet ayant par ailleurs été évoqué et introduit dans notre article sur la transition énergétique et les métaux rares.
Par conséquent, la croissance indéfinie du PIB constitue du point de vue des ressources une véritable impasse. Sachant que jusqu’à présent, elle est fortement corrélée à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, il est a priori et également difficile de voir une quelconque compatibilité entre croissance du PIB et réduction des pressions environnementales à l’échelle de la planète…
N.B. : le développement des énergies dites de substitution (EnR, nucléaire) pour « remplacer » les énergies carbonées dépend aujourd’hui plus ou moins fortement des énergies fossiles ! On n’a toujours pas inventé d’immenses machines fonctionnant exclusivement grâce à l’électricité produite par des convertisseurs énergétiques tels que les éoliennes, panneaux photovoltaïques ou encore centrales nucléaires ; machines qui seraient capables d’extraire à leur tour les ressources (métaux rares, uranium,…) indispensables à la fabrication et au fonctionnement de ces mêmes convertisseurs !
5) La chimère du découplage
Malgré ces éloquents constats, économistes néoclassiques et gouvernements maintiennent qu’il sera possible à l’avenir de continuer à faire croitre la taille et l’agitation de l’économie tout en résorbant la crise écologique grâce au génie humain, grâce à la croissance « verte » et plus particulièrement au découplage ; La Belgique s’y est d’ailleurs engagée aux côtés de 45 autres pays. Mais qu’est-ce que le découplage exactement ?
Deux variables sont dites « couplées » si l’une évolue proportionnellement à l’autre (plus de A = plus de B), et elles se découplent lorsqu’elles cessent de le faire. Quand on parle de « croissance verte », le découplage fait donc référence à la dissociation entre la croissance du PIB et les pressions environnementales (étant l’ensemble des conséquences des activités humaines sur la Nature, le Vivant).
Or, l’empreinte écologique est loin de se résumer à la question du changement climatique (et donc à la pollution atmosphérique qui en est responsable) : il existe beaucoup d’autres interactions entre économie et écologie – empreinte matérielle, eau, sol, etc. Parlons alors de charge écologique pour prendre en compte la totalité des pressions environnementales.
Si l’on considère la crise écologique dans sa dimension globale, il ne peut ainsi y avoir découplage qu’à partir du moment où la charge écologique totale diminue alors que le PIB augmente : pas seulement les émissions de gaz à effet de serre (GES), aussi la perturbation des cycles biogéochimiques, l’effondrement de la biodiversité, la pression sur l’eau douce, l’acidification des océans, l’affectation des sols,…
Restons dans un premier temps optimistes et analysons le découplage uniquement sous le prisme des gaz à effet de serre (GES), soit d’une partie de la pollution atmosphérique : avons-nous des exemples de découplage significatifs et suffisamment crédibles qui montrent une véritable diminution des émissions, assez rapide et permanente de façon à pouvoir espérer faire croitre continûment le PIB à l’échelle planétaire, tout en limitant le réchauffement entre 1.5 et 2°C ?
Timothée Parrique a participé à l’élaboration d’un rapport publié en 2019 intitulé : « Decoupling debunked ». La conclusion de ce rapport est sans appel :
« après avoir passé au peigne fin plusieurs centaines d’études empiriques sur le lien entre croissance économique et usage des matériaux, de l’énergie, de l’eau, les émissions de gaz à effet de serre, l’usage des sols, la pollution de l’eau, et la perte de biodiversité, force est de constater qu’aucune étude ne justifie les espoirs actuellement investis dans la croissance verte » [²] (pg 56)
Dès lors, tandis que le concept de croissance verte existe depuis le début des années 1990 [⁸], aucun exemple de découplage à la hauteur des enjeux n’a pu être démontré :
« Les découplages lorsqu’ils existent, sont majoritairement relatifs, souvent temporaires et concernent une minorité de pressions environnementales : même dans les cas de découplage les plus significatifs, les taux de réduction restent dérisoires » [²] (pg 57).
Or, nous n’avons plus que quelques années pour limiter le réchauffement climatique à un niveau « raisonnable » compris entre 1.5 et 2°C (qui impliquerait déjà tout un tas de conséquences dramatiques, cf. notre article sur le sujet)…
Ci-dessous, les découplages possibles – à savoir que le découplage recherché est évidemment un découplage compatible avec les limites planétaires dans un avenir proche :
Un an plus tard, un groupe de 16 chercheurs a passé en revue l’intégralité de la littérature sur le découplage, soit 835 articles scientifiques comportant 1157 analyses. Cette étude colossale vient confirmer ces résultats : « Nous concluons que les taux de découplage observés ne permettront pas une réduction conséquente de l’utilisation des ressources naturelles et des émissions de GES ». [²] (pg 57)
Cette conclusion est lourde de sens : la croissance prétendument verte célébrée par les gouvernements ne l’a jamais vraiment été ! L’impression d’un découplage significatif entre PIB et charge écologique est donc une illusion, et ce pour au moins 5 raisons : [²] (pg 57)
1. comme nous l’avons précisé, on ne parle que de découplage lié au carbone, or décarboner ne suffit pas pour rester dans les limites écologiques ! Par exemple sur le graphique suivant, mis à part pour l’ozone, on peut voir que l’Espagne est bien loin d’un découplage global :
2. lors de l’analyse des découplages, les importations ne sont pas comptabilisées, la plupart des pays utilisant des indicateurs de production qui mesurent la charge écologique de la production territoriale. Il serait pourtant préférable de se baser sur la consommation, incluant la totalité des impacts liés aux produits consommés dans un pays, peu importe qu’ils soient produits à l’intérieur des frontières nationales ou à l’étranger : aujourd’hui, « on estime qu’un quart de la production mondiale est importée, ce qui explique que 1/3 des émissions de GES et 41% de l’empreinte matérielle globale soient liés au commerce international ». [²] (pg 60)
3. le découplage, lorsqu’il est observé, n’est souvent que temporaire : l’Autriche, la Finlande et la Suède ont effectivement augmenté leurs parts d’énergies renouvelables dans leur mix énergétique, mais une fois ce changement effectué, « l’augmentation de la demande en énergie liée à un surcroit de production nécessite une expansion de l’infrastructure énergétique, et donc des pressions supplémentaires », tandis que l’Autriche, qui a diminué ses émissions de 0.6% en 2006-2010 et de 1.6% en 2011-2015 (ce qui reste assez faible), a vu ses émissions repartir à la hausse (+ 0.3% de 2016 à 2019) – même topo pour la Finlande et la Suède. [²] (pg 63)
4. les ordres de grandeur des découplages observés sont insuffisants : si une hausse de 3% du PIB est accompagnée d’une baisse de 0.02% des émissions, pas besoin d’être climatologue pour comprendre que cette dernière ne nous avance à rien… Par exemple, la France a réduit ses émissions territoriales de 1.7% par an entre 2010 et 2019. Or, par rapport à l’objectif européen de réduire les émissions de 55% en 2030 par rapport à 1990, il faudrait une réduction des émissions territoriales françaises de 4.7% par an entre 2022 et 2030, ce qui reviendrait à plus que doubler la réduction observée entre 2010 et 2019…
Et si l’on veut limiter le réchauffement à 1.5°C, ce n’est pas 5% de baisse par an qu’il faudrait, mais plutôt une baisse de l’ordre de 10% à 13% ! Pas dans 10 ou 20 ans, mais dès aujourd’hui et pour les décennies à venir ! Dès lors Le découplage français, même s’il est l’un des plus importants au monde, est loin, très loin d’être suffisant ! [²] (pg 65)
5. les taux de croissance observés dans les 18 pays ayant fait l’expérience d’un découplage absolu ( = la croissance augmente alors que les pressions environnementales étudiées – ici, les GES – diminuent) sont minuscules : même s’ils ont effectivement diminué leurs émissions de 2.4% par an en moyenne entre 2005 et 2015, ils ont connu une croissance médiane de seulement 1.1% ! Et l’on peut difficilement parler de croissance verte si le PIB progresse à peine, stagne, voire même recule (ce qui est le cas par ex. de l’Espagne et de l’Italie) ! Dans ces conditions, il s’agit plus d’un ralentissement de l’activité économique qu’un véritable verdissement…
« Pour résumer, dans l’immense partie des pays du monde, la croissance n’est pas verte, et les rares cas de découplage absolu observés sont plus souvent des exceptions de courte durée pendant des périodes de croissance faible, ne prenant en compte qu’une partie des pressions environnementales et oubliant souvent les importations. Et même dans les meilleurs cas, les réductions écologiques permises par la croissance « verte » sont minuscules. La croissance verte n’est qu’une légende ! » [²] (pg 67)
6) Les limites à la croissance
Il n’y a pas que dans les rares pays (riches) ayant soi-disant découplé que le taux de croissance stagne. Selon les statistiques de l’Insee, on peut observer une saturation du taux de croissance du PIB aux alentours de 2% par an depuis une vingtaine d’années dans les pays de l’OCDE. Par ailleurs, le graphique ci-dessous nous montre qu’au fil des décennies et crises économiques (crises pétrolières de 1973 et de 1979, crise des subprimes en 2008 et crise liée à la pandémie de covid-19 en 2020), on observe une diminution tendancielle du taux de croissance :
La croissance ne peut être pérenne, et ce pour au moins 5 raisons :
1. Avec la raréfaction des ressources et le renforcement des phénomènes d’instabilité liés à une surcharge écologique comme le réchauffement climatique, au vu des crises de plus en plus fréquentes (au moins en partie) liées à ce modèle économique fondé sur la croissance du PIB, parier sur une hausse (ou même une stagnation) durable du taux de croissance du PIB est pour le moins optimiste : non seulement l’Histoire nous prouve tout le contraire et nous montre qu’il devient de plus en plus difficile de faire croitre le PIB dans nos contrées, mais avec les potentielles crises qui nous attendent, cela semble d’autant plus improbable. Dans tous les cas, le PIB par habitant augmente environ 1,7x moins vite depuis 2007 dans l’OCDE par rapport à la période 1976 – 2006 [⁹][¹⁰] :
Ainsi, les taux de croissance du PIB de plus en plus faibles pour les pays dits développés (qui, historiquement, sont les plus responsables de la crise écologique actuelle et donc les premiers à devoir drastiquement réduire leurs émissions) constituent une première limite.
2. Deuxième limite, que nous avions par ailleurs évoquée dans notre article sur la transition énergétique : les matières premières nécessaires pour alimenter en énergie notre économie sont de moins en moins concentrées, tandis que celles nécessaires à sa décarbonation suivront immanquablement le même chemin à mesure que nous les exploiterons, et demanderont par conséquent plus d’énergie pour être extraites.
Qui plus est, le taux de retour énergétique (EROI) des énergies renouvelables (EnR) est largement inférieur à celui des énergies fossiles : pour obtenir la production d’une quantité donnée d’énergie dite renouvelable (éolienne ou solaire), il faut investir davantage d’énergie que pour extraire et raffiner son équivalent en pétrole, gaz ou charbon ! Des auteurs estiment d’ailleurs que pour 50% d’EnR dans le mix énergétique mondial, l’EROI baisserait d’un facteur 2 par rapport à aujourd’hui ! [¹¹]
In fine, si l’EROI est voué à diminuer parce que les ressources sont de moins en moins accessibles, et que les technologies utilisées pour décarboner l’économie ont par défaut un EROI plus faible, il parait difficile de maintenir à long terme le niveau de disponibilité énergétique et de consommation à celui que l’on connait aujourd’hui. Dans un tel contexte, faire croitre la taille de l’économie indéfiniment demeure tout simplement impossible : plus l’EROI sera bas, plus il sera compliqué de verdir les activités économiques. [²] (pg 71)
Quant à la vitesse de déploiement des EnR pour décarboner l’économie actuelle (ne parlons même pas d’une économie en croissance), elle est aujourd’hui très insuffisante. Nous avons eu l’occasion d’en reparler plus en détail dans notre présentation sur les enjeux systémiques.
3. Imaginons cependant que grâce au progrès technique nous pourrions augmenter considérablement l’EROI des énergies dites décarbonées en développant des technologies qui rendent à la fois l’extraction et la transformation des matières premières beaucoup moins énergivores, minimisent de façon importante la consommation de matière nécessaire à leur fabrication et rendent l’utilisation des EnR beaucoup plus efficiente (avec un bien meilleur rendement).
Selon cette approche techno-optimiste et moyennant un découplage absolu suffisamment important (ça commence à faire beaucoup d’hypothèses « bisounours » !!), nous pourrions potentiellement poursuivre la croissance du PIB et concrétiser cette ode à la croissance verte. Mais vous vous doutez bien qu’il y a une fois de plus un hic… !
Dans l’imaginaire collectif, améliorer l’efficacité de quelque chose signifie qu’elle fonctionnera de manière plus efficace, sous-entendu avec moins de ressources pour le même service rendu ou bien un meilleur service avec la même quantité de ressources qu’auparavant. Et c’est vrai : aujourd’hui, nos ordinateurs sont bien plus puissants (et donc efficaces) qu’il y a 20 ans, alors qu’ils consomment grosso modo la même chose. De même nos voitures ont globalement un meilleur rendement, c’est-à-dire qu’elles consomment moins de carburant au km par rapport aux voitures du début des années 2000.
Pourtant, en Belgique (mais c’est aussi le cas dans la majorité des pays du monde), les émissions liées au parc automobile n’ont cessé d’augmenter ! En cause, l’augmentation du nombre de voitures en circulation et/ou le nombre de km parcourus par véhicule ! Ainsi, les gains d’efficacité obtenus grâce aux progrès techniques ont été totalement annihilés par une augmentation de la consommation ! Et malheureusement, ces rebonds s’observent dans pratiquement tous les secteurs, ce qui explique pourquoi – malgré les innovations technologiques – les émissions continuent d’augmenter ! On appelle cela le paradoxe de Jevons, c’est-à-dire « une situation où une amélioration technique ou sociale permettant d’utiliser plus efficacement une ressource donne lieu à une intensification de son utilisation. » [²] (pg 72)
Dans ces conditions, quand bien même l’on aurait un EROI révolutionnaire pour les énergies décarbonées (mais toutefois limité par les lois de la physique quoi qu’on fasse), les gains obtenus seraient compensés par une consommation toujours plus forte. Et sur une planète finie, arrivera de toute manière un moment où cela posera problème…
4. Un autre tour de passe-passe utilisé par les défenseurs de la croissance verte, consiste à dire que la tertiarisation de l’économie (passer des industries extractives et manufacturières aux services) permettrait de réduire les pressions environnementales, les services étant moins intenses écologiquement. Et il est vrai qu’en France, « le secteur tertiaire émet 9x moins de CO2 que le secteur industriel pour une valeur ajoutée équivalente » [¹²].
Cela étant, cela ne signifie pas qu’une économie tertiarisée puisse être entièrement dématérialisée. En effet, le secteur tertiaire reste intimement lié aux autres secteurs : « on s’abonne à Netflix avec et non pas à la place d’un ordinateur et Amazon fait des profits en ligne mais les camions qui livrent ces produits et les emballages qui les protègent sont bien réels » [²] (pg 77)
« Les produits prétendument « immatériels » nécessitent une infrastructure matérielle. Dès lors, l’expansion des services peut difficilement se faire sans pressions écologiques », et « une croissance de l’activité immatérielle, c’est donc plus de consommation matérielle ». [²] (pg 77)
De plus, cette tertiarisation est déjà quasi terminée dans les pays de l’OCDE : la part des services y dépasse souvent les 70%, et restent donc des secteurs qu’on ne peut dématérialiser. [²] (pg 76)
Enfin, aucune économie majoritairement tertiarisée dans le monde n’est décarbonée [¹³], et si tant est qu’on y observe un découplage relatif vis-à-vis des émissions, soit une croissance du PIB plus forte que celle des émissions, « cette tertiarisation finit toujours par quand même augmenter la charge écologique totale » [²] (pg 79).
5. Dernier point qui enterre définitivement le mythe de la croissance verte : la croyance en une économie qui puisse être (presque) entièrement circularisée, c’est-à-dire en une économie où l’ensemble des produits consommés pourraient être recyclés à l’infini. Cette idée viole littéralement les lois de la physique : comme nous l’avions développé dans notre article sur les métaux rares, le recyclage nécessite également des ressources pour pouvoir restaurer les propriétés initiales des matériaux qui s’usent immanquablement au cours de leur utilisation.
Si l’on peut également reconditionner un matériau déjà usé pour un usage différent de celui prévu initialement, notamment via un nouvel usage nécessitant des propriétés qualitativement moindres, dans tous les cas le procédé requiert quand même de l’énergie (et donc des ressources). Enfin, arrive un moment où le matériau atteint un niveau de dégradation critique, le rendant non valorisable : il devient alors un déchet. Notons également que certains matériaux ne sont tout bonnement pas recyclables : en particulier chez les alliages composés de nombreux éléments chimiques présents en très petite quantité, la plupart d’entre eux nécessiteraient trop d’énergie pour être récupérés et purifiés.
En définitive, si le recyclage est utile pour économiser des ressources, il ne permet aucunement de s’en passer. A ce titre, rappelons que 90% des plastiques dans le monde ne sont pas recyclés, et que la majorité des métaux ont un taux de recyclage inférieur à 50%.
7) Le rapport Meadows
Malgré cet ensemble de preuves scientifiques solides réfutant la croissance « verte », nous sommes malheureusement conscients que certains de nos concitoyens (tout comme certains dirigeants) persisteront à croire qu’il est encore possible (et désirable) d’augmenter le PIB tout en restant dans les limites planétaires. D’ailleurs, cette forme de déni ne date pas d’hier, peuvent en témoigner les chercheurs et auteurs du rapport Meadows, aussi appelé rapport du club de Rome (en référence à l’organisation qui a instigué ces travaux).
Contextualisons : en 1970, ce groupe de réflexion qui réunit scientifiques, économistes, fonctionnaires et industriels de plus de 50 pays, préoccupé par les problèmes complexes auxquels les sociétés humaines sont confrontées, commande un rapport afin de faire un espèce d’état des lieux des ressources disponibles et des impacts des activités humaines sur la planète. Cette question sera étudiée par des chercheurs du MIT et experts en dynamique des systèmes, menés par Dennis et Donella Meadows.
Ayant pressenti qu’un système économique visant toujours plus de croissance ne pourrait pas indéfiniment perdurer dans un monde fini, ils ont tenté de modéliser une simplification des impacts de l’humanité sur les ressources environnementales, définie par toute une série de variables interdépendantes (comme la démographie, les ressources restantes, la pollution, la production alimentaire,…) à travers un programme informatique. Ci-dessous, une représentation simplifiée du modèle qu’ils ont appelé « WORLD 3 » [¹⁴] :
L’objectif de la manœuvre était ainsi de déterminer comment pourraient évoluer toute une série de paramètres essentiels à la pérennisation de nos sociétés humaines. Après de multiples études et scénarios envisagés, ils en conclurent que cette croissance aurait comme conséquence un déclin vers le milieu du XXIe siècle. C’est ce que renvoient les résultats issus du scénario dit « standard », comme on peut le voir sur l’image ci-dessous :
Malgré que les résultats obtenus à travers cette étude aient été validés des années plus tard par d’autres chercheurs avec des modèles plus précis, obligés d’admettre que nous n’avons absolument pas renoncé à cette poursuite de la croissance et que ces résultats se sont jusqu’ici confirmés à peu de choses près :
« Aujourd’hui, 50 ans plus tard, un certain nombre d’instituts de recherche indépendants ont comparé nos scénarios à l’Histoire, et ont conclu que notre scénario dit standard correspond en fait assez bien à ce qui s’est passé jusqu’à présent » [¹⁶] (Dennis Meadows)
En outre, l’évolution du système Terre laisse présager un comportement « effondriste », c’est-à-dire une réponse de plus en plus abrupte au fil d’un dépassement beaucoup trop important et maintenu dans la durée des limites écologiques (altérées suite à ce même dépassement), afin de revenir à une nouvelle situation d’équilibre, dont les conditions seront bien différentes de celles d’aujourd’hui [¹⁸].
Lorsqu’on regarde à quel point les évolutions annoncées par le modèle de l’étude correspondent à ce qui s’est réellement produit et à la trajectoire que nous empruntons collectivement (correspondant au scénario « Too little, too late » [¹⁵]), compte tenu de l’état des connaissances actuelles, on ne peut s’empêcher d’imaginer cet « effondrement » pour la seconde moitié du XXIe siècle si nous persistons dans cette voie… La nouvelle génération arrivera-t-elle à changer la donne et à réfléchir sérieusement, là où ses ainés ont lamentablement failli ?
Dennis Meadows, pas très optimiste sur le devenir de l’humanité [¹⁷] (c’est un euphémisme), invite la jeunesse à arpenter la voie de la lucidité, histoire de se préparer et d’amortir le mieux possible les chocs à venir :
« Si je devais recommander quelque chose à la génération actuelle, ce serait d’essayer de comprendre les options réalistes qui s’offrent à nous, de décider ce qui est vraiment important pour nous et de tout faire pour faire progresser les choses dans cette direction ». [¹⁶] (Dennis Meadows)
Ralentir ou Périr : moins de biens, plus de lien
Que dire de plus, si ce n’est qu’il est finalement impératif de sortir de ce dogme de la croissance, où plus serait toujours synonyme de mieux ? Après tout, si l’on considère l’économie comme un superorganisme, arrive un certain point où il ne fait plus sens pour lui de grandir : de la cellule au mammifère, faut-il rappeler que toute espèce vivante finit par arrêter de croitre.
Évidemment, croitre pour des sociétés le temps qu’elles arrivent à « maturité » (comprenons ici celles qui ne proposent pas encore un niveau de vie décent pour leurs populations et ne disposent pas des moyens matériels et ressources pour y parvenir) ne se discute même pas, et ce n’est d’ailleurs pas le sujet.
Par contre, un pays comme la Belgique avec un PIB de 50 000 dollars par habitant, soit très largement de quoi subvenir aux besoins de sa population, n’a aucunement besoin de faire croitre davantage la taille de son économie ! C’est d’ailleurs tout le contraire : même en divisant par 2 la valeur ajoutée quantifiée à travers le PIB (comptabilité qui exclut par défaut plein d’autres activités générant de la valeur économique, rappelons-le), il n’est pas impossible que nous ayons encore tous de quoi vivre décemment, à condition que la valeur ajoutée produite soit bien redistribuée.
Des chercheurs ont même récemment calculé que la quantité d’énergie nécessaire à une vie décente pourrait être d’environ 0.47 à 0.6 tep par habitant (3 à 4x moins que la moyenne mondiale) [²⁴], un seuil que nous dépassons d’un facteur 8 à 10 ici en Belgique (4.66 tep/hab), soit allègrement ! Dès lors, pourquoi s’obstiner à croitre alors que le seuil de suffisance pour une vie bonne est très largement franchi ?
Autre point suffisamment éloquent pour le soulever : on constate qu’à partir d’un certain niveau de richesse, l’augmentation du PIB ne se traduit plus nécessairement par une hausse du bien-être, et dans certains cas, comme par exemple aux États-Unis, c’est même le contraire ! [¹⁹][²⁰] Idem pour l’espérance de vie, exemple français à l’appui [²³].
D’un point de vue social donc, nous voyons bien que dans les pays riches, l’enjeu n’est pas la quantité de richesse produite ( = la taille du gâteau), mais bien sa répartition : les surprofits faramineux des entreprises du CAC 40 ne ruissellent pas et les inégalités se creusent depuis 40 ans [²¹][²²]. Avoir une société plus épanouissante, solidaire, coopérante, juste et respectueuse de la dignité humaine est donc un sujet profondément politique et non une simple question de croissance économique !
A ce titre, la pauvreté n’est pas juste matérielle. Dans cette société où tout va tellement vite, nous manquons cruellement de temps : pour réfléchir, débattre et s’organiser, planifier préventivement et démocratiquement les choses, pour entretenir et préserver nos relations pourtant essentielles à notre bien-être, pour se reposer ; et d’autre part, le temps libre pour se construire et s’épanouir, s’interroger sur le sens que l’on voudrait donner à nos existences, fait cruellement défaut… On manque d’opportunités pour imaginer, créer, construire et expérimenter collectivement de nouvelles manières de vivre ensemble, plus en phase avec les autres et avec le reste du vivant.
Cette pauvreté est atroce au sens qu’elle nous atrophie, nous empêche d’agir sur notre destin commun et finit par nous enfermer dans une certaine apathie, un fatalisme asservissant, dans une léthargie totale, tant les efforts demandés pour continuer d’entretenir une croissance à la peine nous lessivent : autant d’énergie qu’il n’est possible de mobiliser dans des changements structurels indispensables.
Ainsi, ne devrions-nous pas plutôt prôner un ralentissement qui nous donnerait l’occasion de se réapproprier du temps et de recréer du lien, jusqu’à atteindre la suffisance, au lieu d’une croissance qui nous propulse dans un mur infranchissable, les limites physiques étant ce qu’elles sont ? Ne devrions-nous pas plutôt veiller à ne prélever jamais plus que ce que la Terre est capable de restituer, afin de respecter les conditions d’habitabilité de la planète ?
Alors bien sûr que nous pouvons continuer à croitre du point de vue des idées, du savoir, de l’amour, de l’art, de la créativité,… Mais finalement, d’un point de vue écologique et même anthropologique, la croissance matérielle infinie dans un monde fini n’a aucun sens et qui plus est, selon la comptabilité proposée par le PIB, marchandise et chosifie le vivant. Or, nous ne respecterons véritablement la Vie qu’à partir du moment où on la considérera non plus comme une valeur simplement marchande, mais bien comme une condition nécessaire à notre existence !
Halte à la croissance et ralentir, très bien. Mais pour aller où ? Dans l’optique où l’on ne passe pas d’une société thermo-industrielle fondée sur la croissance à une société post-croissance axée sur la suffisance d’un claquement de doigt, comment faudrait-il nous réorganiser pour entamer cette transition ? Que faire pour que cette transformation s’effectue avec désir et enthousiasme ? Et comment définir collectivement le cadre d’un tel projet de société, qui reposerait non plus sur l’idéologie de la croissance mais sur d’autres principes et valeurs compatibles avec le respect du vivant (humains comme non humains) et les limites physiques ?
C’est une série de questions bien trop complexe que pour trouver réponse en un seul Homme, en plus de lui conférer bien trop de pouvoir et de responsabilité… Néanmoins, chez TSEB, nous avons une piste conforme à nos valeurs que nous vous partagerons très prochainement, et que nous pourrions définir comme suit :
« La réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être ».
Nous n’en dirons pas plus pour l’instant, car au moment où cette ligne est rédigée, sonne l’heure de la sacro-sainte sieste !
Sources (et pour aller plus loin) :
– [¹] Politikon – L’ordre social et politique des chiffres
– [²] Timothée Parrique – Ralentir ou Périr : l’économie de la décroissance, éd. du Seuil
– [³] Nations Unies – Système de comptabilité nationale, 2008
– [⁴] Éloi Laurent – Sortir de la croissance : Mode d’emploi
– [⁵] Olivier Vidal – Ressources minérales, progrès technologique et croissance
– [⁶] Jean-Marc Jancovici – Vive la croissance verte !
– [⁷] Jean-Marc Jancovici – Éléments de base sur l’énergie au XXIe siècle
– [⁸] GEO – Croissance verte, la philosophie du développement durable transposée à l’économie
– [⁹] OCDE – Croissance et bien-être économique de l’OCDE
– [¹³] Blair Fix – Dematerialization Through Services: Evaluating the Evidence
– [¹⁴] Café Collapse – Hugo Joudrier – Décryptage du rapport Meadows : les limites à la croissance
– [¹⁵] RTBF – La suite du rapport Meadows : deux nouveaux scénarios catastrophes pour les années à venir
– [¹⁶] Audrey Boehly – Prologue : 50 ans après | Dennis Meadows
– [¹⁷] YALEFEU – Tous nos scénarios montrent que la croissance s’arrête entre 2020 et 2060 – Dennis Meadows
– [¹⁸] YALEFEU – Les imaginaires effondristes sont les seuls qui tiennent la route – Arthur Keller
– [¹⁹] Slate – La croissance économique n’augmente pas forcément le bien-être
– [²⁰] Fanning, AL, O’Neill, DW, Hickel, J et al. – The social shortfall and ecological overshoot of nations (pg 17)
– [²¹] Oxfam – Quelles sont les causes de la répartition inégale des richesses dans le monde ?
– [²²] Sciences Humaines – Le mythe de la «théorie du ruissellement»
– [²³] Centre d’observation de la société – Espérance de vie : des progrès au ralenti
– [²⁴] État d’urgence – Minimum énergétique pour une vie décente
– Construire un autre monde nous est possible – Les limites à la croissance (dans un monde fini)
– Boonkin – Macron, l’imposture verte (Debunkage et Analyse)
– Graham Turner – Is global collapse imminent ?
– Piero Amand – Limites à la croissance, Anthropocène & Effondrement
– Resilience – The limits to growth’ (1972)
– Carbone4 – Découplage et croissance verte
– VolkswagenStiftung – The Origin of « Limits to Growth » – Interview with Dennis Meadows
– ENS de Lyon – Dennis Meadows à l’ENS de Lyon : beyond the limits to growth [CONFERENCE]