Associé aux sujets : Système politique belge, Séparation des pouvoirs, Le fédéralisme, La démocratie, L’autoritarisme, Le totalitarisme
Avant de pouvoir analyser le caractère démocratique du système politique belge contemporain, il est nécessaire d’en saisir l’organisation et la structure. Or, tout citoyen belge reconnaitra volontiers que celui-ci revêt une certaine complexité, à tel point que l’on peut se demander si cette sophistication ne complique pas inutilement certains processus, voire entrave l’expression démocratique qui résulte des aspirations populaires.
Si un système véritablement démocratique repose sur des contre-pouvoirs institutionnalisés et limitatifs, et donc sur le développement de certains dispositifs sociopolitiques censés entraver l’antidémocratie, il reste surtout que cette complexification n’est pas le fruit du hasard, et constitue particulièrement le fruit de clivages socioculturels importants ayant véritablement pétri l’histoire de notre pays. Ces clivages sont d’ordre confessionnel (opposition entre laïcs et catholiques), socio-économique (progressistes versus conservateurs) et communautaire (entre Flamands et Wallons) [¹]
1) Origines sociohistoriques du système politique belge
Contextualisons : à l’aube des années 1960, la Wallonie, incarnant jusqu’alors la puissance économique de la Belgique, perdit son statut à mesure du déclin de ses activités charbonnières, qui ont véritablement porté le tissu industriel wallon tout au long du XIXe siècle(*) ; aussi bien pour des raisons géologiques (les ressources disponibles sur le territoire s’épuisèrent malgré l’accès à de nombreux gisements issus de la colonisation congolaise) que sociales (les conditions de travail dans les mines étant très dures, si pas affreuses), tandis que la Flandre prit du gallon avec le port d’Anvers [²].
(*) Grâce au charbon, au début de la Révolution industrielle, le pays s’est mis à produire de l’acier dans des quantités considérables pour l’époque, ce qui a révolutionné nos capacités de transport via par exemple l’émergence du ferroviaire, et ainsi démultiplié nos échanges commerciaux : c’est l’aube de la mondialisation telle qu’on la connait aujourd’hui, et la Belgique figurait parmi les premiers bénéficiaires de cette nouvelle ère économique.
Il ne fallut pas longtemps pour que cette inversion du pouvoir économique ravive des tensions communautaires et linguistiques. Celles-ci puisent leur origine dans une forme d’opposition contre l’élitisme francophone incarné par la grande bourgeoisie (y compris flamande), qui s’exprimait en français et fit du français la seule langue officielle pendant des décennies, à partir de la création de notre pays en 1830.
Ainsi d’une part, des défenseurs de la langue flamande (le néerlandais) se sont opposés à cette francisation, y voyant une menace existentielle exercée sur les cultures et traditions de la Flandre, et d’autre part, ont contesté l’ordre bourgeois qui dirigeait le pays (rappelons qu’à cette époque, le suffrage était censitaire, c’est-à-dire que ne pouvaient participer aux élections que les personnes les plus riches), et plus particulièrement les « franquillons » : l’élite francophone flamande.
Loin de s’atténuer, ces tensions linguistico-communautaires se sont envenimées, notamment à la fin du XIXe siècle où les premières lois introduisant le néerlandais dans l’administration ont fait réagir une partie des fonctionnaires wallons d’abord, sous la forme d’un mouvement qui finit par s’étendre au reste de la Wallonie.
En effet, à l’aube du XXe siècle, la lutte des classes faisait rage et le Parti Ouvrier de Belgique (POB) devint une puissante force politique : laïque de surcroit, elle voyait donc l’hégémonie catholique au sein de l’appareil d’Etat d’un mauvais œil. Cette laïcité montante a d’ailleurs et sans doute contribué à l’émergence d’un Etat belge neutre sur le plan religieux, à une époque où la religion (catholique) occupait encore une place prépondérante dans les organes du pouvoir.
Le POB, qui avait jusqu’alors défendu l’égalité des langues, se rétracta suite au maintien des catholiques au pouvoir, ceux-ci étant assez bien soutenus par les Flamingants (Flamands qui s’opposent à la francisation de la Flandre). Un revirement véritablement perçu comme un acte de trahison par toute une série de prolétaires flamands…
« En août 1912 le député socialiste de Charleroi Jules Destrée publie sa lettre au Roi qui exprime en ces termes, ce qui est décrit ici comme étant une dynamique de différentiation communautaire » [³] :
« Il y a en Belgique des Wallons et des Flamands, il n’y a pas de Belges »
« Le conflit du même coup se territorialise (…) La frontière linguistique est actée en 1932 alors que l’arrondissement de Bruxelles devient bilingue. Désormais pour les nationalistes flamands et wallons il s’agit de défendre l’intégrité culturelle et linguistique de chacune des régions » [³].
Sans entrer dans les détails, deux événements majeurs sont venus ultimement cliver, sur le plan politique, Wallons et Flamands :
- le retour du roi Léopold III et son accession au trône après avoir été retenu captif en Allemagne : le référendum en sa faveur, qui vit le sud du pays (majoritairement socialiste) s’y opposer et tout le contraire en Flandre (majoritairement catholique), déboucha pourtant sur l’abdication du roi Léopold III sous la pression des émeutes en Wallonie, laissant symboliquement la victoire aux Wallons et outrepassant le résultat du référendum à l’échelle nationale.
- la grève générale de l’hiver 1960 – 1961 [⁴], suite au programme austéritaire lancé par le gouvernement, en réponse à la décolonisation du Congo : la grève, au départ menée aussi bien au nord qu’au sud du pays, s’essouffla rapidement en Flandre tandis qu’elle persista en Wallonie. Cette contestation à double vitesse révéla une certaine influence du monde politique flamand, qui freina davantage les actions des syndicats chrétiens alors que ceux-ci s’accordaient sur le fond avec les syndicats socialistes.
« Dans la foulée du mouvement social de l’hiver 1960-1961, André Renard (leader syndical) crée le Mouvement populaire wallon visant ainsi à ‘délivrer la Wallonie du joug du conservatisme clérical flamand’. Il lui semblait qu’il ne serait pas possible de réaliser des réformes de structure économiques et politiques salutaires pour la Wallonie dans un État dominé par une majorité flamande qualifiée par elle de conservatrice » [⁵]
Face à ces événements s’impose la question d’une plus grande autonomie des régions. C’est ce qui donnera lieu à une première réforme de l’Etat en 1970 : une révision de la constitution belge, qui déclare la Belgique divisée en 3 communautés culturelles (aujourd’hui les communautés française, flamande et germanophone) exerçant chacune leur autorité en fonction des compétences qui leur sont allouées. Celle-ci sera suivie d’une seconde réforme à l’issue de laquelle les Régions Wallonne et Flamande verront le jour en 1980. Ci-dessous, une carte des communautés linguistiques [⁶] :
D’autres réformes, censées clarifier les compétences de chaque communauté/région et résoudre d’autres tensions entre communautés, se sont succédé au fil des décennies. A ce jour, l’État belge a connu 6 réformes au total.
In fine, l’un des principaux objectifs de ces différentes réformes fut de préserver une certaine unité et gouvernabilité du pays, tout en accordant davantage d’autonomie aux communautés linguistiques et territoires, et ce malgré les clivages (pré)existants (mais aussi, il faut bien l’avouer, entretenus voire même exacerbés…). Voilà qui explique en partie la complexité de notre système de gouvernance.
Malgré tout, cela n’a pas toujours empêché la résurgence de vives tensions communautaires, notamment au niveau fédéral où la composition du gouvernement et son agenda politique peuvent entrer en contradiction avec les forces politiques qui gouvernent les communautés et régions (nous y reviendrons), mais disons que celles-ci s’exercent dans un cadre favorisant la cohabitation. C’est en tout cas l’idée sur le papier.
En contrepartie, cette succession de réformes a donné lieu à un système politique de plus en plus complexe et souvent même incompris du grand public, mais préservant toujours la monarchie constitutionnelle et le régime parlementaire.
C’est en soi le propre d’une réforme : adapter le cadre existant en vue d’une amélioration, sans pour autant fondamentalement le transformer, le métamorphoser dans ses fondamentaux. Or, arrive peut-être un moment où notre système politique, de par son ADN, n’est plus capable d’assurer les adaptations et transformations structurelles nécessaires de notre société. C’est du moins la question que nous soulèverons dans cet article, en particulier sur le plan démocratique.
In fine, ces clivages ont fini par nourrir un principe bien ancré dans le système politique belge actuel : le compromis. Politiquement et historiquement, cela se traduit par la mise en place de coalitions (alliances) qui représentent des forces politiques plus ou moins significatives (c’est-à-dire légitimées par le résultat des élections) acceptant de s’unir ( = constituer une union majoritaire) pour gouverner ensemble et ce malgré leurs divergences.
Par extension, l’idée du compromis est également de préserver l’équilibre du pays et d’éviter une fracturation de la Belgique. Or, au regard du passé, celle-ci pourrait être entre autres galvanisée par des discours identitaires et nationalistes, qui reposeraient avant tout sur le rejet de l’autre moitié du pays face à une hypothétique irréconciliation et des divergences culturelles indépassables (pouvant aller jusqu’à la crainte d’un remplacement culturel qui se solderait par une perte d’identité et de traditions sacr(alis)ées) : finalement, comme si Wallons et Flamands n’avaient plus rien en commun, étaient en constant(e) rivalité, désaccord et ne pouvaient pas cohabiter au sein d’un même pays…
Indirectement, le cordon sanitaire s’inscrit assez bien dans cette dynamique du compromis : il consiste théoriquement en un rejet des partis politiques jugés extrêmes (mettant en péril l’intégrité, l’unité du pays) de toute coalition majoritaire, en vue de préserver cet « équilibre » du compromis. Dans la pratique, il se focalise principalement sur l’exclusion des partis politiques d’extrême droite : identitaires, xénophobes, nationalistes, royalistes, autoritaires, et dans les cas les plus extrêmes, néofascistes ou encore néonazis.
Toutefois, la frontière du cordon sanitaire n’est pas toujours claire et évolue en fonction du temps et des régions. Par exemple, l’existence du cordon sanitaire n’a pas empêché la N-VA, parti nationaliste flamand, de faire partie de la coalition suédoise de 2014 à 2018 au niveau fédéral [⁷].
Aussi, le cordon sanitaire en Wallonie se manifeste également à travers certains médias publics, parmi lesquels il est tabou de parler favorablement des partis d’extrême droite ou encore de donner la parole aux députés et dirigeants de ces mouvements politiques, ce qui n’est pas le cas en Flandre.
Après ce petit tour d’horizon sociohistorique, penchons-nous sur la structure de notre système politique en tant que tel, ainsi que sur les limites des principes venant d’être évoqués.
2) Structure du système politique belge et premières limites
2.1) La monarchie constitutionnelle
Comme nous l’avons présenté au point précédent, la Belgique n’est pas dotée d’un régime véritablement monarchique, où seul un chef d’Etat possède les pleins pouvoirs. En réalité, le roi belge (désigné par descendance directe) détient un pouvoir davantage symbolique qu’autre chose, limité par la constitution belge : « Le roi ne peut jamais prendre de décision sans l’approbation du gouvernement. Il dispose du droit d’être consulté, de suggérer et d’avertir » et remplit ainsi une fonction d’influence et de modération, sans pour autant faire preuve de partisanisme [⁸]. Il est par ailleurs tenu d’incarner et représenter la Belgique lors de ses visites à l’étranger [⁹]. D’où la formule célèbre suivante :
« le roi belge règne mais ne gouverne pas »
Et pourtant, le Roi conservant par hérédité un pouvoir symbolique de représentation du pays qui par nature, le distingue des autres citoyens et lui confère un statut extraordinaire inscrit dans la constitution, la monarchie constitutionnelle est-elle vraiment démocratique ?
Si les événements du passé ont pu justifier tout un temps l’adoption de la monarchie constitutionnelle, a-t-on encore aujourd’hui besoin de la royauté pour refléter l’union du peuple belge et représenter la nation à l’étranger, quand bien d’autres citoyens pourraient être périodiquement désignés pour accomplir cette mission ? Dans tous les cas, il semble que la fonction du Roi, mais aussi le statut de Roi lui-même, devraient pouvoir être librement remis en question dans un système foncièrement démocratique…
Il reste que cette limitation du pouvoir du roi n’est pas due qu’aux aspirations antitotalitaires et démocratiques populaires. D’une certaine manière, l’esprit du compromis développé précédemment limite assez fortement toute gouvernance d’un seul Homme ou d’un parti unique, soit la dictature, puisqu’une formation politique est tenue d’engager une coalition avec d’autres formations afin d’obtenir la majorité dans le pays.
Ceci étant dit, le compromis ne constitue pas pour autant un rempart infaillible, puisqu’il « suffirait » que des mouvements politiques analogues flamands et wallons, ayant chacun obtenu la majorité au sein de leur communauté linguistique, s’unissent pour dégager une majorité à l’échelle nationale (par exemple, une union entre le MR et l’Open VLD, qui auraient tout deux la majorité absolue au Sud comme au Nord du pays).
Depuis les réformes de l’Etat belge, cela ne s’est toutefois jamais vérifié [¹⁰], notamment compte tenu des divergences politiques entre le nord et le sud du pays (même si l’on s’en est déjà approché dans des circonstances particulières).
2.2) Le principe de séparation des pouvoirs
Il reste que le système politique de la Belgique repose sur la séparation des pouvoirs [¹¹] : pour éviter qu’ils ne soient concentrés dans les mains d’un groupe ou d’un individu, qui aurait alors la possibilité de modifier les lois à sa convenance, de les faire appliquer comme il l’entend et de lui-même pénalement sanctionner les citoyens, différents types d’institutions politiques, censées agir de manière indépendante, se répartissent cet exercice. Ainsi :
- le gouvernement qui, conduit par le Premier Ministre, exécute (met en application) les règles/lois et dirige le pays, représente le pouvoir exécutif ;
- le parlement qui fait, vote les lois et contrôle l’exécutif, représente le pouvoir législatif ;
- les cours et tribunaux, qui contrôlent l’application des lois et sanctionnent leur non respect, constituent le pouvoir judiciaire.
On peut donc remarquer que si le gouvernement viole les lois en vigueur et dirige mal le pays, ou encore refuse systématiquement de promulguer les lois du parlement, en théorie, il est directement sanctionné (voire destitué dans les cas les plus graves) par le parlement et les institutions judiciaires.
De la même manière, si le parlement édicte des lois jugées irrecevables par le gouvernement, celui-ci bloque leur exécution. Enfin, le pouvoir judiciaire peut constater une irrégularité dans les procédures adoptées aussi bien par le parlement que par le gouvernement, et pénalement les sanctionner. De même, si la justice est corrompue et contrôle/sanctionne de manière inadéquate, en violant elle-même les lois qu’elle s’impose de représenter, les autres organes du pouvoir peuvent en modifier le fonctionnement.
Dès lors, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont supposés s’équilibrer et se contrôler l’un l’autre pour éviter le totalitarisme. Ci-dessous, illustration du principe de base de la séparation des pouvoirs [¹²] :
Malgré tout, dans la pratique, les pouvoirs ne sont pas toujours répartis de manière égale. D’une part, parce que les dirigeants de l’exécutif et du législatif peuvent défendre un projet politique similaire, être du même bord politique et ainsi travailler à l’unisson sans se contrebalancer. En effet, le peuple belge n’élit pas directement les membres du gouvernement, il élit des députés représentants, qui eux votent alors les formations proposées pour constituer le gouvernement.
2.3) Régime représentatif parlementaire
C’est ce qu’on appelle un système représentatif parlementaire : les résultats des élections auxquelles tout citoyen belge est tenu de participer, déterminent la composition du parlement, soit, pour chaque formation politique ayant obtenu un score supérieur à 5% (le seuil électoral), le nombre de députés composant le parlement (on parle alors de sièges) ainsi que les députés élus (c’est-à-dire, pour chaque formation politique, les candidats ayant récolté le plus de voix). Ainsi, sans la confiance du parlement, le gouvernement ne peut pas travailler.
Pour rappel, avant de constituer un nouveau gouvernement, l’on cherche à former une coalition majoritaire : plusieurs formations politiques représentées au parlement par leurs députés cherchent à s’allier en vue de dégager un bloc parlementaire ( = un groupe de députés aux couleurs des partis ayant choisi de s’allier) suffisamment puissant (majoritaire) pour s’imposer au reste du parlement et faire adopter son choix de gouvernement.
Ainsi, les députés issus des partis politiques constituant ce fameux bloc majoritaire, se contentent bien souvent de s’aligner sur la position du parti dont ils sont issus et de mener à bien les alliances prévues par leur formation politique en vue de constituer une majorité qui, une fois adoptée, les ferait monter au gouvernement. soit leur permettrait de gouverner certains ministères ( = devenir ministres, secrétaires d’Etat,…) en fonction des arrangements prévus par la coalition.
Dès lors, ceux qui ne votent pas en faveur de la majorité font partie de ce qu’on appelle l’opposition, car issus de partis qui ne font pas partie de la coalition majoritaire. Par extension, ils sont donc opposés au gouvernement .
En conséquence, dans bien des cas, parmi les coalitions proposées qui candidatent à la gouvernance du pays, c’est surtout celle qui représente le plus la majorité parlementaire qui a le plus de chance d’être votée par le parlement. Dans ces circonstances, les pouvoirs législatif et exécutif ne font pratiquement plus qu’un, au sens qu’ils sont concentrés aux mains des mêmes formations politiques.
D’autre part, les représentants de la justice (magistrats, procureurs, juges,…), selon leur orientation politique, peuvent utiliser et interpréter des articles de loi en faveur des pouvoirs exécutif et législatif (autrement dit, faire preuve de partisanisme et de partialité), quand bien même l’esprit initial de ces lois serait plus nuancé et contrebalancé par d’autres lois. Ce peut notamment être le cas dans des situations de conflit d’intérêt et dans des affaires de corruption, qui ne sont pas totalement étrangères à notre pays…
De plus, les lois étant faites par le parlement et promulguées par le gouvernement, le judiciaire est forcément tenu d’exercer son pouvoir dans le cadre qui lui est imposé. En outre, il est rare que le pouvoir judiciaire ait véritablement la capacité de sanctionner directement le gouvernement ou même le parlement.
Ceci étant dit, la séparation des pouvoirs reste une ligne d’horizon essentielle à l’incarnation de l’esprit démocratique : bien qu’il s’agisse d’un idéal qui reste extrêmement difficile à réellement concrétiser, sa poursuite n’en demeure pas moins indispensable à la démocratisation de tout système politique.
2.4) Le fédéralisme « à la belge »
Au-delà de cette fragile séparation des pouvoirs, comme nous le mentionnions en première partie, la Belgique est un Etat fédéral, c’est-à-dire que les organes du pouvoir (la justice, le parlement et le gouvernement) et leurs institutions, chargés de la gouvernance du pays, ne sont pas directement et uniquement présents à l’échelle nationale. En réalité, les pouvoirs exécutif et législatif sont partagés entre le fédéral (l’autorité centrale) et les entités fédérées (les autorités décentralisées), à savoir les communautés et régions (voir représentation géographique ci-dessous [¹⁹][²⁰]).
La première chose à retenir est donc que l’autorité fédérale et les entités fédérées ont chacune un gouvernement et un parlement. En Belgique, nous avons donc… 6 gouvernements [¹³] : un gouvernement unique pour la communauté/région Flamande, un gouvernement pour la Région Bruxelles-Capitale, un gouvernement pour les communautés germanophone et française (maintenant appelée Fédération Wallonie-Bruxelles), 1 gouvernement pour la Région Wallonne et 1 gouvernement fédéral. Même topo pour les parlements.
Secundo, aucun de ces gouvernements/parlements n’est hiérarchiquement supérieur aux autres : c’est l’équipollence des normes. Pour le cas des communautés/régions, leur pouvoir décisionnel est évidemment limité à la communauté linguistique/zone géographique qui s’y rapporte. Ainsi, chaque gouvernement/parlement se voit attribuer des compétences [¹⁷], c’est-à-dire des sujets sur lesquels il fait figure d’autorité. Dès lors :
- les compétences relatives à l’autorité fédérale (parlement + gouvernement fédéral) concernent tout ce qui a trait à l’intérêt général de tous les Belges (les finances, l’armée, la justice, la sécurité sociale,…) [¹⁴] ;
- les compétences régionales touchent tout ce qui est en rapport avec l’occupation du territoire (l’agriculture, l’énergie, le transport, l’aménagement du territoire, la préservation de l’environnement,…) [¹⁵] ;
- les compétences communautaires sont relatives à la culture, l’enseignement, la santé, la recherche,… [¹⁶].
NB : à noter qu’en Flandre, les compétences régionales et communautaires sont exercées par 1 seul parlement et 1 seul gouvernement [¹⁸].
Tout ceci est supposé garantir une limitation du pouvoir de l’autorité centrale et plus d’autonomie aux communautés et régions, conformément au passif sociohistorique de la Belgique et aux différentes réformes de l’Etat belge.
Il existe également des institutions politiques au niveau des provinces et communes, mais celles-ci ont un pouvoir politique bien moindre et sont notamment subordonnées aux entités fédérées qui gouvernent le territoire considéré, ainsi qu’à l’autorité fédérale.
Récapitulons : la Belgique est donc un Etat fédéral qui accorde une certaine autonomie à ses communautés/régions, neutre au sens qu’elle accorde un « traitement égal de tous les citoyens quelles que soient leurs convictions philosophiques » et souscrit à « l’indépendance de l’État vis-à-vis des cultes » [⁸], une monarchie constitutionnelle qui limite les pouvoirs du Roi et qui repose sur un système politique représentatif parlementaire.
Complexe vous avez dit ? Juste un peu…
3) Le système politique belge : véritablement démocratique ?
Maintenant que nous avons une vision un peu plus précise des contours du système politique belge, il reste à déterminer le caractère démocratique de celui-ci. A ce propos, nous avions d’emblée constaté que le principe de séparation des pouvoirs représentait avant tout un idéal relativement difficile à atteindre en pratique. Or, si l’on considère qu’il s’agit d’une composante indispensable à tout système démocratique, nous pouvons d’ores et déjà noter que le système politique belge est loin d’être un exemple en la matière. En effet, entre :
– opacité [²⁴], corruption [²⁵], conflits d’intérêt [²¹][²²][²³] et pantouflage [³⁴] ;
– influence partisane, partisanisme figé (cartellisation) et favorisation (médiatique, financière, électorale,…) des partis traditionnels [²⁶] ;
les connivences qui en résultent attestent non seulement de dysfonctionnements institutionnels, mais aussi d’une certaine perméabilité entre les différentes sphères du pouvoir censées agir en toute indépendance, en plus de renforcer la défiance du peuple belge envers le système politique, à tel point qu’environ la moitié de la population belge serait insatisfaite de notre « démocratie » [³²]. In fine, la panoplie d’affaires qui remettent en cause l’intégrité des représentants du pays, la gouvernance mais aussi le fonctionnement des institutions (pourtant censées proscrire de telles pratiques), n’aide pas et dénote d’importantes failles qui nous éloignent d’autant plus d’une gestion publique incarnant l’intérêt commun.
Ainsi, notre système politique fait état de défaillances compromettant l’esprit démocratique qu’il est censé représenter : le sentiment de banalisation, voire d’impunité qui en découle, et l’altération de notre confiance envers les institutions politiques (y compris celles fonctionnant plutôt bien), peuvent insidieusement inciter les représentants (notamment les plus installés dans les hautes sphères du pouvoir) à se sentir au-dessus de la mêlée, intouchables, omnipotents et ayant tous les droits.
Si nous pouvons gager que l’ampleur et la fréquence de ces scandales peuvent exposer certains manquements, restons toutefois lucides quant au fait qu’une démocratie plus affirmée ne résoudrait pas à elle seule toute cette problématique, bien qu’elle soit porteuse d’une force potentiellement capable d’en limiter la portée.
Par ailleurs, cette légitimité de plus en plus questionnable et questionnée de la « particratie représentative » n’a pas encore manifesté de sursaut démocratique, tandis que la tendance de cette dernière décennie semble indiquer le contraire : certaines études internationales font au mieux état d’une stagnation [²⁷][²⁸], au pire d’une régression [³¹] de la démocratisation du système politique belge.
Par contre, toutes indiquent une « autoritarisation » à l’échelle mondiale [³⁰], c’est-à-dire un renforcement et/ou une augmentation du nombre de régimes autoritaires, ce qui dans certains cas peut traduire une défaillance démocratique grandissante : c’est ce que l’on observe dans bon nombre de pays en Europe, pourtant reconnue comme étant la région du monde la plus démocratiquement performante [²⁹][³³].

Au-delà des dysfonctionnements de notre système politique en matière de séparation des pouvoirs et de son caractère imparfait en termes démocratiques, la question est surtout de savoir si le système politique belge peut être véritablement estampillé démocratique, au regard de ce que signifie véritablement la démocratie : le gouvernement du peuple par le peuple (l’ensemble des citoyens qui exercent directement le pouvoir politique) et pour le peuple (au service des intérêts communs et partagés des citoyens).
Ainsi, si l’on considère la démocratie au sens littéral, peut-on réellement admettre que notre système politique s’en rapproche un tant soit peu, au point d’être qualifié comme tel ? Ou au contraire, n’assisterions-nous pas à un dévoiement du terme « démocratie », qui ferait état d’une certaine malhonnêteté intellectuelle quant au fait de caractériser ainsi, avec autant d’évidence et d’aplomb, un système comme le nôtre ?
3.1) Quelques rappels sur la notion de démocratie
Comme le précise notre article sur la démocratie, celle-ci est avant tout une ligne d’horizon, un idéal que l’on cherche à atteindre sans parfaitement y parvenir. En ce sens, il est donc vrai que le parfait exercice de la démocratie n’existe pas et qu’il s’agit plutôt de faire évoluer sans cesse son application.
En ce sens, la démocratie peut se résumer à la capacité des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or, le développement de cette aptitude est compromise à partir du moment où une figure d’autorité (une personne, un Etat,…), jouissant d’un droit d’exercice du pouvoir supérieur au reste de la nation, interfère et impose ses résolutions, sans que celles-ci ne soient à tout moment révocables, ni n’aient été directement débattues, choisies et décidées par le peuple.
Pour évaluer le caractère démocratique d’un régime, l’on peut notamment se référer à toute une série d’indicateurs qui mesurent l’autogouvernance des peuples dans un esprit de liberté (permettre à chacun(e) d’être soi et de pleinement s’accomplir, sans que cela ne se fasse au détriment d’autrui) et d’égalité des droits (tous jouir des mêmes droits civiques et en particulier politiques, que son voisin),…
Ainsi, plus un régime est qualifié de démocratique, plus il incarne les aspirations populaires citoyennes, laisse au peuple le champ libre pour s’autogouverner et rompt avec des attitudes oppressives et répressives : en effet, dans une parfaite démocratie, les minorités opprimées sont parmi les premiers citoyens à être entendus et les problématiques qu’ils soulèvent font partie des priorités politiques, de sorte à annihiler toute tyrannie de la majorité (Tocqueville) [³⁵] et constamment rétablir, réaffirmer l’égalité citoyenne.
3.2) Autoritarisme, antithèse de la démocratie ?
Au contraire, plus les minorités sont violemment réprimées et plus celles-ci tendent à devenir majoritaires, plus le régime devient autoritaire et par conséquent antidémocratique. Toutefois, il ne suffit pas de se positionner en tant que régime antiautoritaire (contre toute forme d’autoritarisme) pour se gargariser d’être en démocratie, en particulier s’il s’agit d’une simple posture : Congo, Corée du Nord, Chine,… sont autant de pays dont les gouvernements s’évertuent à employer cette novlangue afin d’invisibiliser leur « antidémocratie ».
Par ailleurs, être contre (anti) l’autoritarisme ne nous pose pas systématiquement comme force de proposition (être pour la démocratie) : les Lumières avaient beau dénoncer la tyrannie, il reste que certains d’entre eux n’étaient pas foncièrement démocrates.
Il est également possible d’exercer un pouvoir totalitaire au nom du bien commun, de véhiculer l’illusion d’une gouvernance démocratique à travers une sacralisation de la liberté individuelle (ce qui n’est pas pour autant la démonstration d’une société émancipatrice, cf. la société capitaliste néolibérale), d’accorder plus de pouvoir décisionnel aux citoyens tout en manipulant et en uniformisant les principes, valeurs et manières de penser (en conformité avec les idéologies défendues par des agents dominants), etc.
En résumé, dès que des structures (notamment hégémoniques) de domination sociopolitique, économique, culturelle,… s’organisent, s’établissent et se perpétuent sans que cela ne puisse être conscientisé, réfléchi, éclairci, débattu, déconstruit ou encore révoqué collectivement, sans l’expression rendue possible de forces de proposition alternative derrière, sans que les (parties de) populations opprimées par ces structures ne puissent dénoncer les violences structurelles subies et sans que celles-ci ne soient prises en compte (via un processus d’invisibilisation, de diabolisation entre autres), nous nous éloignons d’autant plus de l’idéal démocratique et basculons vers des modes de gouvernance qui « s’autoritarisent » [³⁷][³⁸].
C’est la raison pour laquelle il y aura vraisemblablement toujours un certain degré d’autoritarisme, y compris dans les démocraties les plus abouties, tout comme il y aura toujours un certain niveau de démocratie dans certains régimes autoritaires (alors appelés régimes hybrides), contrairement aux régimes dits totalitaires [³⁶] où l’ensemble des composantes de la société sont presque intégralement contrôlées par un parti (ou une personne) unique et un pouvoir centralisé (sans séparation des pouvoirs), avec une vive répression à l’encontre de tout qui tente de s’en extraire, de contester, de s’y opposer, soit à l’encontre de tout qui diffère de la doctrine véhiculée par l’organe suprême.
L’on peut toutefois s’accorder sur le fait que dans un régime dit autoritaire, les espaces délibératifs et d’expression, bien qu’existants, sont relativement restreints. Ainsi, un régime est d’autant plus autoritaire qu’il réduit l’espace démocratique au sein de la société [³⁹].
3.3) L’impasse démocratique de la particratie représentative
Revenons-en au système politique belge. Si la Belgique n’est pas encore gouvernée par un Etat dit « autoritaire », il reste évident que son régime politique n’est pas démocratique : comme nous l’avons mentionné plus haut, notre mode d’organisation politique se base avant tout sur la représentation, c’est-à-dire la désignation d’une très petite partie de la population chargée de représenter les autres citoyens, qui témoignent leur soutien à tel ou tel candidat/programme via des élections périodiques. En ce sens, le régime politique belge est une oligarchie.
NB : en quelques mots, l’oligarchie ne se réduit pas qu’à la dimension strictement politique. On peut également parler d’oligarchie sur le plan économique (une petite poignée d’acteurs économiques gouvernent le marché, seuls les détenteurs de capitaux et propriétaires décident quoi produire au sein de l’appareil productif), financier (lorsque l’accumulation pécuniaire confère plus de pouvoir politico-économique), culturelle, idéologique,… [⁴⁵]
La particularité de cette représentation réside également dans l’adhésion partisane : si les candidats éligibles ne sont pas dans l’obligation formelle d’intégrer un parti politique, ceux-ci sont tout de même tenus de s’associer pour figurer sur une liste commune conjointement avec quelques autres citoyens [⁴⁰], ce qui revient dans bien des cas à se rassembler derrière une même bannière et à fonder ou rejoindre un parti.
Dans la pratique, ce sont donc surtout les membres d’un parti ou d’une organisation politique qui sont éligibles, et en particulier les partis traditionnels puisque ces derniers bénéficient d’une plus grande visibilité (médiatique, électorale,…), les plaçant en meilleure condition pour faire un score suffisant et siéger au parlement, soit avoir des membres du parti élus députés. D’où le terme particratie !
Mais pourquoi donc l’exercice de son pouvoir politique citoyen passerait-il prioritairement par le fait d’être partisan, quitte à délaisser (voire à contraindre) l’expression des citoyens qui ne s’identifient à aucun parti, condamnés à choisir entre « la poire à lavement ou le sandwich au caca » (South Park, saison 8 épisode 8) ?
Outre un potentiel électoralisme qui finit par prendre l’allure d’un simple concours de beauté, où l’objectif ultime est de recueillir des voix (au prix de généreux cadeaux, notamment sur le plan fiscal, de promesses non tenues,..) afin d’accéder au pouvoir (ce qui, par la même occasion, alimente l’idée d’un pouvoir à conquérir et non à partager démocratiquement), peu de citoyens, en dehors des élus, sont ainsi amenés à délibérer et participer directement au processus décisionnel :
- les élus mandatés sont difficilement révocables, à défaut d’un référendum révocatoire ;
- la constitution du gouvernement n’est jamais validée par le peuple directement ;
- l’expression politique se réduit bien souvent au vote et non à l’élaboration et la validation directe de propositions
In fine, le gouvernement exerce une autorité que le peuple peut difficilement contester, si ce n’est à travers des manifestations, des pétitions et des grèves, et dans l’immense majorité des cas, les moyens d’action légalement à notre disposition sont (à l’exception de certains cas de figure bien isolés) insuffisants pour faire reculer le gouvernement.
Une fois le gouvernement élu, l’exercice du pouvoir et l’exécution de son agenda politique ne peuvent être frontalement remis en question que par le Parlement, lui-même dominé par les forces politiques qui le constituent. Dans cette perspective, l’appareil exécutif de l’Etat dispose d’un champ particulièrement déminé, et avec aussi peu de moyens pour lui faire obstacle, les citoyens sont bien souvent contraints d’en subir les décisions et conséquences…
Disons-le donc une fois pour toutes : NON, la démocratie ne se réduit pas à l’adhésion partisane ni au prendre part d’un processus électoral aboutissant à un SIMPLE VOTE ou case à cocher (de surcroit imposé, l’abstention étant passible d’une amende [⁴¹]). Rappelons à ce titre que le système électoral [⁴⁶][⁴⁷] (notamment le mode de scrutin) lui-même n’est jamais questionné, que l’abstention, le vote nul et le vote blanc ne comptent pas [⁴²][⁴⁸] alors qu’ils pourraient profondément changer le résultat des élections [⁴³],…
Qui plus est, le tirage au sort (pilier de la « démocratie » athénienne) [⁴³] constitue une méthode alternative de désignation des élus, qui pourrait un peu plus crédibiliser la représentativité à condition d’un échantillon ( = nombre de personnes sélectionnées au hasard) adéquat. Jamais mis sur la table, il permettrait pourtant de réduire la prégnance de l’électoralisme, avec des citoyens qui défendraient non pas les jeux de pouvoir et la vision du parti, mais plus directement l’intérêt commun.
In fine, un système représentatif ne peut être fondamentalement démocratique, puisque le pouvoir décisionnel n’est pas directement exercé par le peuple mais par ses représentants : à tout moment, les autorités en charge de l’exercice du pouvoir politique de la nation devraient être révocables, pas uniquement par le parlement qui vote lui-même le gouvernement, aussi et surtout par le peuple, en particulier lorsque les aspirations populaires ne sont pas/plus représentées, que la perte de confiance est significative et qu’elles faillissent dans l’accomplissement des missions qui leur ont été confiées.
Il pourrait cependant l’être davantage si les élus, leurs décisions politiques et l’autorité des institutions gouvernantes pouvaient être révoquées par les citoyens eux-mêmes via référendum [⁴³] : outil loin d’être parfait cela dit, notamment sur le plan de la représentativité de l’opinion publique, bridé par des choix souvent binaires du type « Oui – Non », des énoncés dont la formulation peut laisser libre cours à trop d’interprétations, ou encore (dé)favorisant arbitrairement certaines thématiques en fonction des orientations politiques de l’initiateur, en particulier s’il s’agit du gouvernement lui-même [⁴⁴].
Un contrebalancement digne de ce nom ne s’enracinerait-il pas aussi dans une participation citoyenne plus active au niveau des prises de décision (processus délibératifs comme des conventions citoyennes et des forums démocratiques, tirage au sort de certains parlementaires,…) ? Reste qu’à l’heure actuelle, outre quelques exceptions locales, de tels dispositifs sont relativement étrangers à notre système représentatif.
Enfin, revenons sur le principe de compromis qui a tant façonné notre système politique : si les mêmes forces politiques détiennent constamment le pouvoir, du fait qu’elles reconstituent après chaque élection des coalitions semblables, ou si les forces politiques élues acceptent au nom du compromis de rogner tout ce qui pourrait remettre en question voire menacer la préservation du système existant, que ce soit par intérêt, idéologie,… alors le compromis devient rapidement compromission et la situation se transforme en permanent statu quo.
En définitive, cela reviendrait à graver dans le saint marbre un cadre et ses structures (de domination notamment), sans évolution possible : un conservatisme absolu(tiste) en devenir, dont l’inexorable aboutissement est contraire à la démocratie…
Certes, quelques « cliquets » limitent cette potentielle dérive ; chaque coalition doit tenir compte des résultats des élections et ainsi :
- idéalement inclure les partis ayant reçu le plus de voix ;
- obligatoirement établir la répartition des sièges en son sein en respectant la « proportionnelle » [⁴⁹] ;
- représenter le plus équitablement possible le Nord et le Sud du pays au niveau fédéral.
Toutefois, les cliquets 1 et 3 relèvent concrètement d’un accord tacite, et n’ont aucune valeur sur le plan juridique. Autrement dit, ce sont des règles de bonne pratique dont l’application reste à géométrie variable… Dans cette optique, avouons que les armes à notre disposition pour dézinguer le statu quo sont bien pauvres !
Autre dérive d’un statu quo à tout prix préservé, couplé à un électoralisme poussé jusqu’à son paroxysme : le clientélisme, qui se matérialise notamment par des liens historiques forts entre certains partis et organisations syndicales, ou encore par des pratiques visant à amadouer des électeurs. Il s’agit en outre d’une puissance antidémocratique, en ce qu’elle engendre une servitude volontaire en échange d’un service et attribue au « généreux donateur » une image sacralisée qui statue sa prépotence.
En effet, à force de tirer parti des règles du jeu institutionnelles, en position de les maintenir au nom de ses intérêts personnels, le défenseur (ou organisation défensive) du statu quo peut renforcer les conditions de son hégémonie en s’élaborant une légitimité crédible auprès de sa clientèle. Et malheureusement, force est de constater que le clientélisme occupe une place de choix en Belgique, et plus particulièrement au niveau des partis traditionnels qui ont dominé le paysage politique ces dernières décennies, à savoir le PS et le MR [⁵⁰] !
« La puissance incarnative est la conséquence de cette confusion de la personnalité d’un élu avec sa fonction et ses bienfaits, transformés en qualités éminentes et immanentes, et attribués à son seul talent ou à son ascendant (…) Le leader peut ainsi s’émanciper de ses créateurs et s’adapter aux pressions dont il est l’objet. Ainsi tend-il à échapper aux exigences de la représentation et de sa fonction, en incarnant le pouvoir aux yeux de ses concitoyens [⁵¹].
La clientèle démultiplie en effet le pouvoir de nomination du leader, et par ce biais, son influence bien au-delà de sa sphère de compétence immédiate (…) La puissance de l’élu clientélaire peut alors devenir telle qu’il se crée un environnement domestiqué, composé de fidèles, de dépendants et de redevables, au point qu’il en vient à centrer son territoire politique sur une micro-société taillée sur mesure. » [⁵¹]
Conclusion
Revenons à notre question initiale. Après avoir épluché le fonctionnement de notre système politique, l’on peut certes certifier qu’il revêt un caractère plus démocratique que la plupart des systèmes à travers le monde. Pourtant, en analysant un peu plus profondément ses différentes caractéristiques, on constate un décalage abyssal entre son incarnation démocratique effective et sa promesse de démocratie. Ainsi, si l’on s’en réfère aux fondamentaux qui caractérisent le concept de démocratie, ceux-ci mettent en exergue un ensemble de contradictions qui démontrent une antidémocratie bien présente dans nos institutions, tandis qu’elles sont supposées garantir le contraire.
Par conséquent, chez TSEB, nous considérons le système politique belge comme non démocratique. Pour reprendre les propos du philosophe Jacques Rancière : [⁵⁴]
« La démocratie, ce n’est pas une forme de gouvernement, ni une forme d’institution. C’est une pratique : la pratique des egos en tant qu’égaux (…) Je crois qu’aujourd’hui, il est absolument nécessaire d’opérer une distinction radicale entre l’idée de démocratie et la forme de gouvernement et d’autorité qui s’exerce dans nos pays. Nos prétendues démocraties sont des oligarchies »
Or, comme l’avions mentionné dans notre article sur la décroissance, la démocratie est une composante décisive pour transformer nos sociétés humaines et notamment s’extraire des logiques mortifères qui nous gouvernent actuellement : davantage de démocratie est une condition sine qua non pour impulser les changements systémiques indispensables à la préservation de l’habitabilité de notre planète et à la garantie de conditions de vie décentes pour tous. Par conséquent, il nous faut immanquablement raviver les aspirations démocratiques et l’implication citoyenne dans le processus décisionnel !
Rappelons que tant que le gouvernement est reconnu légitime par les institutions politiques, garantes d’un système visiblement déficient sur le plan démocratique, celui-ci ne sera jamais véritablement inquiété et profitera d’une rubalise institutionnelle qui cadenasse l’expression contestataire au nom de la préservation du cadre sociopolitique existant ; un cadre au sein duquel le pouvoir politique du citoyen lambda est dérisoire, au contraire d’une poignée d’élus et agents chez qui ce pouvoir se concentre !
Si la nécessité d’une certaine mise sous protection de certains fondamentaux institutionnalisés est évidente (les droits de l’Homme par exemple), quid lorsque les règles du jeu, en plus de devenir caduques, finissent par démontrer toutes leurs limites dans l’instauration des transformations systémiques qui s’imposent ?
« L’idéologie dominante aujourd’hui n’est pas une vision utopique du futur mais une résignation cynique, une acceptation de ‘comment marche le monde’ accompagnée par un avertissement comme quoi, si on veut (trop) le changer, il n’en résultera que le totalitarisme » (Slavoj Zizek) [⁵²]
« L’utopie doit s’idéologiser pour grandir, l’idéologie doit préserver l’utopie pour ne pas se perdre » (Paul Ricoeur)
N’est-ce pas plutôt en surprotégeant coûte que coûte un modèle en perdition voué à péricliter, que l’on risque le plus de faire exploser ce socle et renforcer l’avènement de dérives autoritaires ? Le moment n’est-il pas venu d’enfin reconnaitre qu’une démocratie qui craint la souveraineté de son demos n’en est pas une ? [⁵⁴]
« Il y a un pouvoir, une compétence qui appartient à tous, précisément parce qu’il est le pouvoir des gens qui n’ont pas de capacité particulière. Le demos ce n’est pas le peuple ni la population, c’est proprement les gens qui n’ont aucune qualité particulière. C’est ça véritablement la démocratie, en opposition à cette tradition qui conçoit le pouvoir comme appartenant aux gens qui auraient une supériorité [conformément à un ordre naturel préexistant] (…) et où il faudrait empêcher d’agir les gens [majoritairement incompétents] »
Comme l’indique le sociologue Manuel Cervera-Marzal, la démocratie n’est-elle pas avant tout une dynamique en perpétuel mouvement [⁵³] ?
Dès lors, à force de vouloir figer coûte que coûte ces règles et lois, ne les totémise-t-on pas à l’aune d’une sacralisation qui acterait notre modèle politique comme ultime achèvement, un peu à la manière d’un capitalisme posé comme seule proposition viable et raisonnable (cf. le fameux TINA de Margaret Thatcher) ? Ceci ne reviendrait-il pas à nourrir une certaine forme d’antidémocratie, au point d’exposer une contradiction fondamentale entre le but affiché et la réalité des faits ?
Au contraire, la démocratie consiste entre autres à bousculer des structures, à dénormaliser et donc à déranger les institutions qui les incarnent, les symbolisent et les défendent. D’où l’importance d’impulser cette mouvance de manière éclairée, au regard de la vérité, des connaissances et des savoirs, afin de ne pas basculer dans une contre-révolution qui abolirait l’essence démocratique et pérenniserait par conséquent la régression, au nom d’idéologies obscurantistes renforcées par des affects dont la passion écraserait constamment la raison.
Faisons preuve d’un peu d’humilité et admettons les imperfections (pour ne pas dire aberrations) de notre système dit « démocratique » ! Et cela commence par accepter l’importance d’une mosaïque de pratiques non conventionnelles, hors cadre mais légitimes, et d’une pluralité des luttes à mener pour briser les chaines qui nous empêchent de retrouver prise sur notre destin commun ! Sans cette condition sine qua non, qui rappelle ô combien davantage de démocratie dans la Cité fait partie de la solution, cette émancipation transformatrice n’aura jamais lieu…
« Il n’y a pas de changement sans déranger. Si vous ne dérangez personne, vous ne changerez pas grand-chose » (Arthur Keller)
Dans cette perspective, peut-être va-t-il ainsi falloir DÉSOBÉIR, c’est-à-dire refuser certaines des règles et lois du système politique existant, dans le but d’expérimenter un renouvellement démocratique à différentes échelles. Car après tout et contrairement au peuple, les institutions de l’appareil d’Etat n’ont pas le monopole de la démocratie !
Et puis, n’est-ce pas aussi un devoir citoyen, que de braver un interdit moralement illégitime, lorsque même l’acte de pointer l’absurdité de certaines illégalités est ignoré, vilipendé (voire réprimé), que le périmètre de ce qui est légal rétrécit à vue d’œil et que tous les autres moyens d’expression permis ne nous encapacitent guère ? Comment redonner à la justice toute sa justesse et (re)conquérir des droits autrement que par la désobéissance civile dans de telles situations ? [⁵³]
Afin de déterminer la bonne formule et d’implémenter un système bien plus en phase avec l’idéal démocratique, outillé pour faire émerger un nouveau cadre plus respectueux du vivant et dans lequel nous pourrions à nouveau trouver du sens, il est donc impératif de sortir du cadre normatif existant.
Mais ce n’est évidemment pas une implémentation qui se suffit à elle-même pour basculer du bon côté : il faut aussi savoir dans quelle direction canaliser cette volonté émancipatrice, et cela passe par toute une série de réflexions et conscientisations, aussi bien individuelles que collectives, à propos des mécanismes et structures :
- de domination, qui reproduisent (voire développent) les inégalités sociales et politiques (dans le processus délibératif, participatif,…), de (sur)exploitation comme le pillage des ressources et la destruction de la vie sur cette planète ;
- qui façonnent nos attitudes et comportements, nos modes de vie, nos imaginaires et nos désirs.
Si des débats, réflexions, expérimentations et recherches existent en ce sens et pourraient contribuer à faire évoluer dans la bonne direction notre système politique (citons par exemple une forme de démocratie plus directe [⁵⁵] et notamment délibérative [⁵⁶], participative [⁵⁷]), reste que seule la volonté populaire en permettra la digne expression !
Pour le dire autrement, c’est finalement dans la résistance du peuple face à un establishment devenu dogmatique, que réside la lueur d’espoir : en effet, la perspective d’une transformation profonde et radicale reste entière, à condition que la société soit en état, porte en elle la volonté de se métamorphoser.
Or, ce fut finalement abordé dans cet article, l’oligarchie représentative qui caractérise notre système politique participe d’un pouvoir qui nous incapacite et bloque cette mutation au lieu de nous encapaciter, comme le réclament pourtant les fondements mêmes de la démocratie. C’est donc dans la poursuite de cette encapacitation, de cette puissance d’agir et possibilité de rompre avec le statu quo, que cette ferveur démocratique (et donc transformative) reste préservée, et ce malgré les très nombreuses tentatives d’élimination de cette incarnation révolutionnaire.
Ainsi, même dans les contextes les plus défavorables, celle-ci résiste. Preuve en est que malgré le conditionnement dont nous sommes l’objet, cette profonde aspiration continue de sommeiller en nous ! De quoi démontrer que les espoirs, pour autant qu’ils soient lucides, sont loin d’être réduits à néant, n’en déplaise aux cyniques !
« On peut être optimiste aussi longtemps que l’on constate qu’effectivement, l’hégémonie n’arrive pas à s’imposer malgré toute la puissance qu’elle se donne par les lois, la police, les médias, relais intellectuels et autres » (Jacques Rancière) [⁵⁴]
A nous de jouer donc pour figurer parmi ces résistants, ardents défenseurs (mais aussi promoteurs) de la démocratie : éveillons cette énergie émancipatrice et renouons avec l’esprit de la lutte contre toutes les hégémonies et hiérarchisations arbitraires qui s’imposent à nous, qui s’exercent via un processus de sanctuarisation aveugle et au nom d’un ordre naturel qui n’en a point la couleur… De cette condition seulement pourra fleurir un renouveau démocratique, à la hauteur des enjeux de notre temps !
Sources (et pour aller plus loin) :
– [²] Le Soir – Les sixties en Belgique
– [⁴] Wikipedia – Grève générale de l’hiver 1960 – 1961
– [⁶] The Good Life – Politique : Gouvernance, les secrets de l’embrouillamini belge
– [⁷] Wikipedia – Coalition suédoise
– [⁸] CIRE – institutions belges et organisation politique et administrative
– [⁹] TV5 Monde – Roi des Belges : quel est son rôle ? Quels sont ses pouvoirs ?
– [¹⁰] Wikipedia – Liste des gouvernements de la Belgique
– [¹¹] Maxicours – Démocratie et séparation des pouvoirs
– [¹²] Jean-Marc Goglin – La démocratie aujourd’hui
– [¹³] fedasil – La Belgique compte 6 gouvernements
– [¹⁴] belgium.be – Les compétences des autorités fédérales
– [¹⁵] belgium.be – Les compétences de régions
– [¹⁶] belgium.be – Les communautés
– [¹⁷] Wikipedia – Répartition des compétences dans la Belgique fédérale
– [¹⁸] belgium.be – La communauté flamande
– [¹⁹] Fédération Wallonie-Bruxelles – Contexte institutionnel belge
– [²⁰] ABSP – Les Régions comptent (aussi)! La Belgique fédérale déchiffrée par les finances publiques
– [²²] La Libre – La Vivaldi en défaut de transparence
– [²³] Trends tendances – Conflits d’intérêts au sein des cabinets ministériels
– [²⁴] rtbf – Corruption : « La Belgique, reine des arrangements » en affaires
– [²⁵] Wikipedia – Liste d’affaires politico-financières belges
– [²⁶] Politique – Un système saturé
– [²⁷] IDEA – The Global State of Democracy 2023
– [²⁸] V-Dem Institute – Democracy report 2023 : Defiance in the Face of Autocratization
– [²⁹] euronews – État de la démocratie : où les pays européens se situent-ils ?
– [³⁰] France 24 – L’érosion des démocraties dans le monde continue « pour la 6e année consécutive »
– [³¹] Perspective Monde – Université de Sherbrooke, Québec, Canada – Démocratie : indice global Belgique
– [³²] Iweps – Satisfaction démocratique
– [³³] Wikipedia – Indice de démocratie
– [³⁶] Perspective Monde – Université de Sherbrooke, Québec, Canada – Totalitarisme
– [³⁷] JSTOR – Revue française de science politique – L’autoritarisme repensé
– [³⁸] Université du Québec à Chicoutimi – Guy Hermet – L’autoritarisme
– [³⁹] TAFRA – Rory Truex – Qu’est-ce que l’autoritarisme ?
– [⁴⁰] Service public fédéral Intérieur – Comment être candidat ?
– [⁴¹] Le Soir – Elections 2019 : risquez-vous vraiment des sanctions si vous n’allez pas voter?
– [⁴²] Moustique – Vote blanc, vote nul : quelles différences ?
– [⁴³] Data Gueule – Démocratie représentative : suffrage, Ô désespoir !
– [⁴⁵] Alternatives Economiques – Oligarchie
– [⁴⁶] Service public fédéral Intérieur – Dépouillement, répartition des sièges et désignation des élus
– [⁴⁷] Wikipedia – Élections en Belgique
– [⁴⁸] Service public fédéral Intérieur – Les votes blancs vont-ils à la majorité ?
– [⁴⁹] Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques – Scrutin proportionnel
– [⁵⁰] La Libre – « Le PS et le MR sont axés sur le maintien de leur pouvoir »
– [⁵¹] CAIRN.INFO – Pierre Tafani – Du clientélisme politique
– [⁵²] Slavoj Zizek – L’actualité du manifeste du parti communiste
– [⁵³] Data Gueule – Des obéissances civiles ?
– [⁵⁴] Blast – Nous ne vivons pas dans des démocraties mais dans des États autoritaires – Jacques Rancière
– [⁵⁵] HAL – Alice el-Wakil, Spencer McKay – La “ démocratie directe ” dans les théories de la démocratie
– [⁵⁶] Politikon – La démocratie délibérative, une alternative ?
– [⁵⁷] Politika – La démocratie participative
– La Libre – Sommes-nous vraiment en démocratie ?
– Radiofrance – Comment améliorer la démocratie ?
– Westminster Foundation for Democracy – Adaptation au climat et soutien à la démocratie
– LABO Démocratie Ouverte & RÉSEAU de territoires
– Le Soir – conflits d’intérêts : cette loi de 2013 qui n’a jamais été appliquée
– RTBF – Une enquête ouverte à l’encontre du bourgmestre de Meulebeke pour conflits d’intérêt